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Je suis tombé dans ce filet, ce « Net » alors...

Je suis tombé dans ce filet, ce « Net » alors qu’il était encore tout petit. C’était en septembre 1994. Je venais de quitter rapidement et brutalement l’univers traditionnel du bois pour celui de logisticien de laboratoire. Dans le petit coin des tâches qu’il me revenait d’effectuer se trouvait celle de « correspondant réseau ». Il s’agissait, seulement, de gérer la distribution de numéros IP. J’appris à cette occasion qu’il s’agissait du numéro d’identité que portait chaque ordinateur branché sur le réseau afin d’être reconnu par les autres. Pour que chacun puisse fonctionner, il leur fallait un numéro différent. Poussé par la curiosité, j’ai cherché à comprendre. Je me suis aperçu que dans le milieu de la recherche scientifique où j’évoluais, celui des manipulations génétiques, l’utilisation du réseau était devenue une part naturelle et essentielle du travail. Il n’y avait plus de retour en arrière possible. La communication et la recherche d’information empruntaient ce canal de façon permanente. Quand on sait ce que représente dans la tâche d’un chercheur en sciences dites exactes ou dures, et particulièrement dans celles qui sont à la mode, la partie de recherche bibliographique, on comprend que le réseau remplissait et remplit toujours un service indispensable.

Ayant moi-même « bricolé » sur des ordinateurs de bureau pendant quelques années, j’en vins à dépanner mes collègues confrontés à des machines récalcitrantes. Je suis entré ainsi dans un univers totalement rationnel ; il ne s’agit en fin de compte que de 1 et de 0, mais appréhendé par beaucoup de gens de façon complètement magique. Il y a d’abord le rapport à la machine. Suis-je ou non, moi-même, supérieur ou inférieur à cet engin ? Pour beaucoup, la question ne se pose pas. Ils se sentent inférieurs. Inférieurs car ils sont incapables de faire fonctionner cet engin dont les médias leur ont dit que « c’était simple comme un clic ».

Le coeur de la machine

On a affaire là à un problème qui peut se diviser en trois parties : Il y a d’abord le rapport à la machine, fruit de ces siècles où l’évolution mécanique se faisait en symbiose avec le progrès social. Être contre la machine apparaissait comme réactionnaire. Il y a l’attitude d’incompréhension vis-à-vis de quelque chose qui prend des décisions à une vitesse phénoménale et toujours de plus en plus vite. Cette chose est magique. Il n’y a plus d’essai de compréhension, mais une mise en état d’infériorité. Je ne comprends pas, donc je suis bête.

Et, enfin, victime du « c’est simple comme un clic », il y a le refus de l’apprentissage. On conçoit facilement qu’il faille apprendre à conduire et, même si on a son permis, il va falloir encore un grand nombre de kilomètres pour être a l’aise au volant. Et je ne parle pas des difficultés qui apparaissent quand il s’agit de changer de modèle de voiture. Mais face à un ordinateur il faudrait que ce soit inné. Il est vrai que les intervenants en informatique, qui ne sont pas forcément des informaticiens patentés, disent rarement le nombre d’heures qu’ils ont passées avant de comprendre comment régler un petit problème. Solution qu’ils appliquent rapidement sous les yeux ébahis de leurs clients ou amis. Il est tout aussi vrai que les formateurs, dans le même domaine, ne connaissent de la pédagogie que ce qu’ils ont expérimenté eux-mêmes à l’école. Quant aux livres portant sur le même sujet, il vaut mieux ne pas être « nul » pour comprendre de quoi ils parlent.

Mais pour avoir ce type d’attitude, encore faut-il avoir un ordinateur. Dans la fonction publique, cela a longtemps été considéré comme une récompense. Ma ou mon collègue ont eu droit à une machine et pas moi. C’est pas juste ! Qu’est-ce qu’ils ont de plus que moi ? Si cette attitude à tendance à disparaître car nolens volens, maintenant, presque tout le monde a une machine (il y a même dans mon université plus de machines que d’employés), elle perdure quand il s’agit de passer à une version plus perfectionnée. L’ordinateur reste une marque, un symbole de standing, une forme de reconnaissance.

Mac ou PC ?

Dans le monde curieux des « accros » de l’informatique, il y a des sectes, et leurs sectateurs. Il y a deux grands ensembles : les PC et les Macs. Selon que vous êtes l’un ou l’autre, vous êtes reconnu ou honni. Parmi les PC, il y a les purs, et les autres vendus à Bill Gates. Les premiers sont les tenants du logiciel libre dont Linux est le plus beau des fleurons. Les autres utilisent « Windows », appelé par les premiers « Windaube ». Ce n’est pas par hasard que je parle de secte. Les tentatives d’explication quant à l’adhésion à un système ou à un autre ont souvent utilisé les termes de catholique ou de protestant pour qualifier ces choix. Le Macintosh serait catholique, car les possibilités de savoir ce qui se passe derrière l’écran sont réduites au minimum, alors que dans le système PC l’illusion d’accéder au coeur de la machine est présente, donc l’accès au savoir suprême. C’est l’accès au Livre saint. De ce point de vue, les adeptes de Linux équivalent aux plus puritains des protestants. Il est remarquable que les possibilités de bidouillage de la machine sont innombrables et deviennent souvent un « en soi ». Ce que l’on fait avec l’ordinateur devient secondaire. De fait, on entend rarement un Mac vanter les caractéristiques de sa machine, discours qui sera tout à fait commun chez les PC.

Une brèche dans le pouvoir de rétention

Puis arrive Internet. Il y a ceux qui y ont accès et les autres. Une grande suspicion règne alors. Que les chefs aient accès au réseau, c’est justifié. Mais la question se pose pour les techniciens et autres petits personnels. Ont-ils besoin de cela ? Que vont-ils faire ? Grosso modo, plus vous êtes bas dans la hiérarchie, plus vous allez sur le réseau pour lire le journal local ou pour vous vautrer dans les sites classés X. Puis les chefs font intervenir la dimension financière, le coût du temps de connexion. Alors qu’ils savent pertinemment qu’il s’agit d’un forfait pris en charge par l’université, forfait régulé par la capacité de passage de l’information au moment de la connexion sur le réseau externe à l’établissement, et complètement gratuit en interne. Puis vient l’attribution d’une adresse électronique. Qui y a droit ou pas ? Ce qui est amusant, c’est que dans notre monde ultra-hiérarchisé et comptabilisé, un courriel ne coûte quasiment rien, ni sa création, ni son fonctionnement. Pourtant, il faut souvent forcer la main des petits chefs, tout enseignants qu’ils soient, pour que leur personnel ait une adresse.

Combien de fois en ai-je attribué derrière leur dos ?

À partir de ce moment, les choses deviennent réellement amusantes. J’ai créé une liste de diffusion 1 d’informations sur notre site universitaire qui rassemble environ 400 personnes. Chaque inscrit ayant le droit et la possibilité d’y faire transiter toute information qu’il juge nécessaire

Étant le créateur, j’en suis aussi le « propriétaire ». Non seulement la circulation de l’info devint horizontale, mais en plus elle prit le chemin de l’ordre inverse de la hiérarchie universitaire, et ce furent les services techniques qui s’en servirent le plus. L’information circule de bas en haut. Parfois, il arrive qu’un chercheur lance un appel pour tel ou tel produit, c’est relativement rare. Ce faisant l’information devient horizontale. Elle cesse d’être l’apanage de la hiérarchie, les chefs perdant leur pouvoir de rétention. Et comme ils sont souvent rétifs à l’utilisation de ces curieuses machines, ils deviennent les derniers informés des changement de code, des postes qui se libèrent, des offres d’emploi, etc., puis prenant conscience que quelque chose leur échappe, ils me demandent, à moi simple technicien, de les inscrire sur cette liste. [1]

Cette réussite d’une liste de diffusion technique ne doit pas cacher d’autres échecs. Sur le modèle de celle que je viens de créer, j’en lance une autre rassemblant les membres du syndicat auquel j’appartiens. Je pense alors, utopiste que je suis, permettre non seulement une meilleure circulation des informations, mais aussi créer la possibilité de parler des problèmes qui se posent. Là, c’est un échec complet. Il y a 95 inscrits. L’information circule de haut en bas. Seuls les responsables syndicaux l’utilisent. Les tentatives de lancer une discussion collective échouent. On se trouve dans une situation de consommation passive. Les responsables syndicaux surchargés ne cherchent pas à gérer en plus ce qui pourrait ouvrir la porte à une discussion. J’ai tenté de les amener à rendre compte par ce biais-là des réunions au sommet. Rien. Il n’y a pas d’opposition au principe du débat, il n’a pas lieu. Il y a aussi pour beaucoup une réticence à prendre la plume/clavier en public, réticence qui s’apparente à la peur de prendre la parole en public.

L’utilisation de la messagerie entraîne une accoutumance à la circulation rapide de l’information. Il suffit que le réseau tombe en panne, ce qui lui arrive assez souvent, depuis quelque temps sous l’action de divers virus, et tout le monde court dans tous les sens comme des poules perdues, en demandant : « Et chez vous, le réseau est coupé, aussi ? » Puis arrive le moment du Web. C’est un grand souffle dans les esprits. Le monde à portée d’un clic. « Oui, mais il y a tellement de choses que je ne sais pas. Comment faire pour trouver ce que je cherche ? Donc, je ne cherche pas. » J’ai souvent rencontré cette attitude. Elle est très révélatrice, de l’absence de curiosité de certains, et de la peur face à la somme d’informations disponible. Je me reconnais là-dedans, j’ai eu la même réaction en entrant dans une bibliobibliothèque universitaire et en me retrouvant face à d’immenses tiroirs pleins de petites cartes remplies de signes cabalistiques. Assommé par ce monde dont je ne connaissais pas les codes, je pris la fuite ce jour-là, et je n’ai pu revenir que quelque temps plus tard.

Ce qui est dit et ce qui est tu

Donc le Web, c’est à la fois l’accès à l’information (quelle ne fut pas ma surprise, en revenant après quelque temps sur la machine d’un technicien, de constater que celui-ci avait fait sur le Net des recherches très approfondies sur saint Augustin) et l’obligation pour l’institution d’informer.

Accès à l’information, certes, mais surtout c’est la possibilité de mettre de l’information à la portée de tous. Je suis séduit par les possibilités qui s’ouvrent à moi. Mes premiers essais sont couronnés de succès. Je travaille dans une faculté de médecine. La première année d’études débouche sur un concours terrible. 1000 candidats au moins pour 100 à 120 places. Et je mets en ligne des cours pour ces étudiants de première année. Pendant un an cela se passe bien, puis on m’oblige à retirer les cours du serveur pour ne pas fausser les chances de ceux qui ne sont pas branchés. J’obtempère et l’on me demande de créer un site pour la faculté. Là, les choses intéressantes commencent. Tout un non-dit sort de l’ombre. On commence à savoir qui est qui. Puis des cours des 2e et 4e années de médecine sont mis en ligne. Et certains se demandent pourquoi tel ou tel cours ne s’y trouve pas.On affronte alors la frilosité d’un corps professoral qui n’aime pas la confrontation. Auparavant les « poly » étaient distribués par l’amicale des étudiants moyennant finances, gênant pour un enseignant d’y aller pour prendre les cours du confrère.

Maintenant, sur Internet, cela est possible, dans l’anonymat. Des composantes demandent un espace, mais ne veulent pas y faire figurer leur organigramme. Il faudrait tirer des relations au clair. Puis les comptes rendus du conseil d’administration sont mis en ligne ainsi que ceux des commissions. Et l’on s’aperçoit que certaines ne fonctionnent pas du tout. Qu’elles ne sont que des hochets. Ce qui était du domaine interne passe dans le domaine public. La hiérarchie pesante des professeurs de médecine doit faire face à ce coup de projecteur. À partir du moment où un site Web existe, il parle autant par ce qui y figure que par ce qui y est tu. Ce discours en creux est aussi intéressant que l’autre et, ô combien, plus révélateur !

Le site Web d’un établissement universitaire doit remplir au minimum trois fonctions. Vitrine de l’établissement, rôle généralement joué correctement, il est en plus un endroit d’informations administratives pour les étudiants. Il est aussi destiné à être un outil d’enseignement. On entre à ce moment-là au coeur de la contradiction du monde enseignant. On trouvera au pire des textes entiers de cours, le « poly » traditionnel, au mieux des séries de diapositives. [2] Si on sent dans les seconds une tentative de modifier l’enseignement, les premiers relèvent de la bibliothèque virtuelle. Parfois, au cours d’un voyage sur Internet, on trouve une autre forme de transfert d’information. Mais pour l’ensemble du corps enseignant la peur de perdre le contrôle de leur enseignement est prégnante. D’autre part, l’enseignement en ligne demande une complète refonte de la façon même d’enseigner.

Ce pour quoi les enseignants n’ont ni le temps, ni les moyens financiers, ni les motivations nécessaires, leur avancement étant lié au nombre de publications et non à leur enseignement.

Représentant du personnel au CEVU [3], j’ai pu remarquer à plusieurs reprises le silence de plomb qui accueillit les communications portant sur les « campus numériques ». Ces projets lancés par les pouvoirs publics sous la pression de quelques trublions universitaires et dotés de gros budgets bousculent le corps professoral.Avec les modifications des cursus des études et leur mise à l’heure européenne, les campus numériques apparaissent comme une avancée vers un marché libre service de la formation. Chacun, via Internet, choisissant l’unité de valeur qu’il lui faut. Dans la réalité, après les « e. business » et autres gadgets, l’« e. learning » est le dernier en date des miroirs aux alouettes. L’université traditionnelle a encore de beaux jours devant elle. Au fond, le campus numérique aurait eu comme intérêt de donner la possibilité aux pays à faibles ressources d’accéder à une formation avec un investissement réduit.À une époque où l’arrivée d’étudiants étrangers, et en particulier des pays de l’Est, sauve l’université française du marasme dû à la baisse du nombre d’étudiants français, cette occasion de faire briller la mission civilisatrice de la France, apparaît en fait comme un viol.

L’introduction d’Internet dans l’enseignement supérieur français a bousculé énormément de petits privilèges et de prés carrés. Cependant, les capacités de contournement de la structure sont immenses, et seuls ceux qui ont saisi au vol les potentialités d’Internet ont pu étendre leur espace de liberté ; pour beaucoup d’autres, particulièrement dans les petites catégories, la rapidité et la publicité des informations a aggravé leurs conditions de travail.