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Révolution et religion

Dans le discours des révolutionnaires modernes, ceux du XIX e , du XX e comme du XXI e siècle, la religion et la révolution ne font pas bon ménage. Il faut bien dire que le terme de religion est porteur d’une confusion et d’une contradiction. D’abord, il mélange l’idée de croyance à une transcendance et à la présence d’une institution religieuse. Et ensuite, alors que cette dernière est par essence opposée à tout changement du fait de sa nature institutionnelle, la croyance ne portant pas cette charge peut être porteuse de révolution. Nous allons faire un voyage à travers le temps et voir comment l’idée de révolution et celle de religion, c’est-à-dire de croyance, ont pu faire bon ménage pendant des siècles.

Aux origines

Quand on parle de l’utopie, on fait référence à Thomas More, parfois à un autre auteur plus ancien comme Platon et sa République, mais très rarement ou pratiquement jamais à la Bible. Il y est un texte bien oublié qui, bien longtemps avant que le Christ n’arrive, posait les bases d’une société où l’accumulation du capital n’était pas possible, où le pouvoir était exercé par des sages, où le roi n’existait pas.

Le silence, à ce sujet, des théologiens qui suivirent, de quelque obédience qu’ils soient, avait pour premier but de passer par-dessus ce texte, et s’il advenait qu’il fût mis à jour, d’en dégager le caractère désuet et archaïque. C’est pourtant à ce texte que Jésus de Nazareth faisait référence quand il disait « je suis venu accomplir la loi » et en même temps il proclamait « le royaume de Dieu est proche ». L’annonce de la révolution sociale apparaît pour la première fois liée au message eschatologique, au message annonçant la fin des temps, la fin de l’Histoire.

Quand le Christ annonce qu’il est venu accomplir la loi, il fait suivre son propos par cette phrase qui semble sibylline mais qui est en fait fort claire : « Je suis venu proclamer une année de grâce du Seigneur. » Il reprend une phrase du prophète Isaïe qui faisait lui- même référence à ce texte mentionné plus haut. Cette année est celle du Jubilée. Il ne s’agit pas de ce rituel ridicule où l’on voit un potentat impotent et papal ouvrir une porte fermée dans une immonde église. Il s’agit d’une année spécifique qui clôt un cycle de vie.

Il importe maintenant de citer ce texte . Il a été écrit pour une société agraire. Il organise la vie de la communauté autour d’un cycle de base de sept ans et d’un cycle global de 49 ans. La [1]. première donnée de base est celle-ci : la terre n’appartient pas aux individus mais à Dieu. Elle ne peut pas être vendue avec perte de tout droit. Les terres ont été distribuées au départ. Comme si chacun avait ce dont il avait besoin. Premières mesures imposées, tous les sept ans la terre est mise en repos et la même année toutes les dettes sont abolies. Quand il y avait un esclave, il ne pouvait l’être plus de sept ans. Ces mesures étaient couronnées par cette dernière : après 49 ans, lors du Jubilée les terres revenaient à leur propriétaire original. Ce type d’organisation rendait impossible toute accumulation de capital. On saisit tout de suite que ce système ne pouvait qu’être rejeté, et il le fut, et que son retour ne pouvait être qu’un danger pour les classes dominantes. Dans la théologie juive, la Mishna et le Talmud justifièrent l’abandon de ce système après le retour de l’Exil [2] en plaidant l’archaïsme de cette réglementation. Après s’être ainsi inscrit dans l’histoire de son peuple, Jésus livre sa pensée politique dans une prédication, qui prit le nom de « Sermon sur la montagne ».

C’est un véritable programme politique qu’il livre à ceux qui l’écoutent [3]. Dans ce qui a été transmis, la place des pauvres est prédominante, non seulement leur place mais aussi leur soif de justice. En même temps qu’il affirme cette revendication sociale, Jésus de Nazareth annonce la fin des temps. En cela, il rejoint un courant très fort dans le judaïsme, incarné entre autres par les gens du désert, les Esséniens. La dimension eschatologique du christianisme primitif est indissociable de son discours général. Il sera illustré par le dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean. Le christianisme primitif La situation des Chrétiens après la mort de leur prophète va faire passer la revendication de la justice sur terre à l’arrière-plan, même si l’on retrouve l’incitation permanente de Paul à libérer les esclaves. Les groupes chrétiens qui se donnent le nom d’églises (assemblées en grec) luttent pour leur survie [4] . Ils sont en proie au rejet des juifs car ils sont hérétiques, et persécutés par les Romains car ils sont monothéistes. En interne, la lutte est aussi violente. Jusqu’à la reconnaissance du christianisme comme « religio licita » par l’empereur Galère en 311, ce ne sont que schismes, brouilles, exclusions et violences, souvent arbitrées par le pouvoir central. Son successeur Constantin, qui s’est converti en 312, va intervenir dans la dispute qui oppose les Donatistes au reste de l’Église chrétienne que l’on peut dès lors appeler officielle. En effet le Concile d’Arles (314) organisé par l’Empereur et à ses frais condamne ceux qui en Afrique du Nord, autour de l’évêque Donat, dans la région de Carthage, se sont séparés, argumentant que leur résistance à la répression romaine avait été plus « vraie » que celle des hiérarques précédents.

Prenant acte de cette décision, l’Empereur les met en demeure de rendre églises et biens ecclésiaux à qui de droit. Les Donatistes refusent. C’est la guerre. Les troupes interviennent et commettent « d’horribles excès, de Carthage au fond de la Numidie » [5] Des bandes armées formées d’ouvriers agricoles d’origine numide, les Circoncellions [6], vont sillonner les campagnes. L’insécurité règne. L’Empereur renonce et accorde aux donatistes la liberté de conscience. Cette rébellion est la première manifestation d’une opposition armée au pouvoir central dans le christianisme.
Le refus du monde tel qu’il est va s’incarner pendant le quatrième siècle dans le monachisme.

A nouvelle société, nouvel homme

L’Église au pouvoir entreprend la création d’un homme nouveau, présenté comme le modèle idéal du chrétien. Il doit avoir trois qualités essentielles, vivre comme un ascète, avoir une vie pure, être humble et plein d’amour fraternel. Ce beau programme, que l’on retrouvera bien souvent dans l’histoire, est en fait un réquisitoire contre une société qui se laisse aller. Prenant ces recommandations au pied de la lettre, des hommes vont se mettre en tête de fonder une société utopique. C’est le début du monachisme. C e mouvement n’est rien d’autre qu’une contestation de la société à travers la création de communautés incarnant une contre-société où les règles définies plus haut s’appliquent totalement. Le IXe et le Xe siècle voient l’Église se séculariser et devenir identique à la société. Les charges du clergé deviennent héréditaires ou se vendent au plus offrant, les prêtres se marient. C’est ce qui est dénoncé sous les noms de nicolaïsme et simonisme. En bref, tout fout le camp...

À ce moment-là, la communauté de Cluny incarne l’alternative à cette Église déliquescente. La société médiévale est alors conceptuellement divisée en trois ordres : ceux qui prient, ceux qui portent les armes et ceux qui travaillent [7] . C’est une complexification d’une société divisée jusqu’alors en deux : les clercs et les laïcs, les puissants et les pauvres, les « litterati » et les « illitterati ». Conséquence de l’urbanisation de la société médiévale, l’ordre des « laboratores », qui était de fait celui des paysans, s’ouvre à la main-d’œuvre artisanale et ouvrière des villes. C’est la naissance de la classe ouvrière. Dans la même période, le pouvoir papal se renforce et se dote théologiquement du pouvoir absolu : « Il ne doit être jugé par personne. » [8] Un mouvement social nouveau fait irruption sur la place publique et provoque la fureur du clergé en place. Il s’agit de troupes d’ermites qui déferlent de ville en ville dans toute l’Europe, « hordes hirsutes d’ermites en rupture de solitude ».

La première remise en cause populaire de l’Église est celle du mouvement des Chiffonniers, la « Pataria », vers 1050 en Italie, auquel on peut rattacher les leaders de la « révolution démocratique » qui prit le pouvoir à Rome de 1144 à 1155, proclamant la fin du pouvoir temporel du pape.

Un changement important et décisif intervient au milieu du XII e siècle avec l’essor des villes. Celui–ci s’accompagne de la revendication par les cités de l’auto-gouvernance, d’un accroissement significatif de la richesse et de l’apparition d’un véritable prolétariat urbain. Face à ces phénomènes nouveaux, un courant contestataire se fait jour. Devant cette richesse qui s’étale, devant cette croissance économique sans précédent, la revendication de la pauvreté est le discours radical. Deux hommes vont en jeter les bases : Pierre de Bruis et Henri de Lausanne. Le premier récuse tous les sacrements de l’Église et les rituels, à l’exception du baptême qui ne peut être administré qu’à des adultes.

Pour Jean Séguy, spécialiste du non-conformisme religieux 10 , « il faut voir en Pierre de Bruys le représentant extrême d’une nouvelle conscience historique ». Il sera mis à mort sur un [9]. bûcher. Son ami Henri de Lausanne prend alors sa suite. Continuant une prédication de la pauvreté, il se trouve nolens volens à la tête d’une révolte populaire contre l’évêque du Mans en 1120.

Expulsé, il laisse une cité en cendres. Condamné par un concile, il se réfugie dans le midi toulousain.

Parallèlement au courant des « pauvres », une tendance messianique et apocalyptique fait son apparition. Un notaire de la cour de Flandres, Tanchelm, attaque les mœurs dissolues du clergé. Un prolétariat inquiet de son avenir se rassemble autour de lui. Le peuple cesse de payer la dîme au clergé et la lui verse. Il se présente alors comme le Christ, annonce la fin des temps. Il dit être le roi de la fin des temps, être venu établir un royaume d’égalité. Ce qui ne l’empêche pas de mener grand train. Attrapé par l‘évêque de Cologne, il s’échappe et dirige pendant trois ans une guérilla contre les féodaux et les clercs. Il est tué en 1115. Trente ans environ après, en Bretagne et en Gascogne, Eudes de l’Étoile prêche la fin des temps parmi les paysans misérables. Entouré de partisans, vivant dans les forêts, il pille, brûle tout ce qui a relation avec le clergé. Avec le fruit de ces « reprises », il organise de magnifiques banquets où il apparaît en habits royaux. C’est le Royaume de Dieu sur terre.

Par la suite, deux mouvements vont s’engager dans la voie tracée par les prédicateurs de la pauvreté : les vaudois et les humiliati.

Nés à Lyon, de la prédication du riche marchand Pierre Valdo qui a abandonné ses biens, les vaudois professent la pauvreté volontaire. Des clercs, qui les ont rejoints, traduisent la Bible en langue vulgaire. En 1184, le Pape Lucius III les frappe d’anathème. En Italie, le même phénomène . Le phÈnomËne cathare, Privat, Toulouse apparaît, celui des humiliati. Ils seront condamnés en même temps que les vaudois. Cette condamnation ne suffira pas à les faire disparaître [10] , et au début du XII e siècle le Pape Innocent III renoue avec une partie d’entre eux et les installe dans des couvents ateliers.

Une opposition intellectuelle à la « pauvreté volontaire » va naître simultanément autour d’un enseignant parisien, Pierre le Chantre, et donner une justification théologique à l’enrichissement et donc au nouveau pouvoir économique naissant. Le travail n’est plus une pénitence. Le Roman de la Rose sera l’expression littéraire de ce courant [11] .

Le courant de la pauvreté volontaire, dont François d’Assise fut un des fleu- rons, rentrera complètement dans le rang après la création des ordres mendiants.

Hors de l’Église, mais devenant de fait une contestation de cette institution, créant des communautés où la vie est « plus juste », le catharisme a fait son apparition à la même époque.

Il s’agit certainement du mouvement contestataire le plus connu de cette société dominée par l’Église. Ce n’est pas un mouvement chrétien. En cela, il est le danger suprême non seulement pour l’Église instituée mais aussi pour le christianisme. Il en est la contestation suprême. Son origine balkanique ne semble pas faire de doute. Son succès est dû au rejet de l’Église Catholique par une grande partie de la population. Ce n’est en tout cas pas un courant libérateur. Selon René Nelli [12] , au centre de la croyance des purs, on trouvait l’idée d’une racine du mal viciant toute manifestation originellement bonne, et la conviction que « la créature co- éternelle au Créateur n’avait point de liberté ». On ne retrouve là aucune idée messianique, eschatologique, aucune promesse d’une société libre.

Pour combattre le catharisme, l’anathème, l’excommunication ne suffisent plus. Il faudra l’alliance de tous les sabres et de tous les goupillons d’Europe pour en venir à bout. On oublie souvent dans la Geste des croisades, celle qui fut, à cette occasion, déclenchée contre le petit peuple au sein même de la chrétienté. Il faudra quarante années de violence pour que tombe enfin en 1255 la dernière place forte.

Cette croisade n’arrêtera en aucune façon la contestation socio-religieuse.

Pour éviter de se retrouver dans la même situation, la papauté se dote d’un bras armé, l’Inquisition.

Le millénarisme militant

Dans le courant théologique de la pau- vreté, un théologien réputé, Joachim de Flore, va combiner cette notion avec celle du millénarisme. Très respecté de son vivant, mais tenu sous contrôle par le pape, il meurt en 1202. Son héritage sera revendiqué par la suite et certains livres apocryphes verront le jour.

Le Millénarisme est un courant chrétien qui met en avant la promesse contenue dans le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean. L’apôtre y annonce la plus grande bataille de tous les temps, l’Armageddon, qui verra la défaite du diable, son enchaînement et l’avènement d’un paradis sur terre de mille ans, au terme duquel il y aura le Jugement Dernier et la fin de l’Histoire.

Selon certaines prophéties, 1260 devait être l’année de cette bataille. Des processions de pénitents parcoururent alors l’Europe en appelant à la repentance.

En Italie apparaît un groupe que l’on pourrait qualifier de « féministe » autour de Guillelma en qui bientôt ses disciples voient l’incarnation du Christ. Après sa mort en 1281, il faudra que l’Église se rende maître de son tombeau, brûle son cadavre et quelques disciples pour que ce courant disparaisse. Parallèlement, l’ouvrier agricole Segarelli commence à prêcher la fin du monde et l’avènement d’un royaume égalitaire. Mort sur un bûcher, il a un successeur, Dolcino, qui rassemble autour de lui une véritable armée. Pour lui, la prédication ne servait à rien. Il fallait chasser par la force pape, évêques et cardinaux, brûler leurs richesses et instaurer l’égalité sur terre. Pourchassé, il se retranche dans les montagnes, d’où il mène une guerre d’embuscades. Ce groupe sera liquidé sur les bûchers en 1307.

Les grands mouvements sociaux

À partir de ce moment, le nombre de courants hérétiques s’accrut et ce jusqu’à la Réforme.

Quand on regarde l’implantation géographique des courants annonçant la Réforme, on s’aperçoit qu’ils s’inscrivent dans la partie de l’Europe où le développement industriel médiéval est le plus fort. C’est une bande qui va de l’Angleterre à la Bohème, avec au nord la limite de la Scandinavie et au sud le Nord des Alpes. Jean Séguy décrit cette région ainsi : « La surnatalité y apparaît la plus importante. Les contrastes de fortune y sont plus visibles qu’ailleurs et la création d’un prolétariat de ruraux déracinés y favorise l’instabilité psychosociale. »

Il y a les « Frères de la Croix », aux Pays-Bas, qui interprétaient des tremblements de terre comme les signes de la fin des temps et attendaient la venue d’un empereur des derniers jours. Des groupes de flagellants se répandirent à travers les villes germaniques, ils existèrent en Thuringe jusqu’au XV e siècle. Puis il y eut le courant du « Libre Esprit » où se mêlent la revendication sociale, l’abandon des richesses et la sainteté de ceux qui suivent ce précepte, quoi qu’ils fassent par la suite.

En Bohême, la prédication de Jean Huss rassemble les foules. On a là un exemple de la circulation des idées au Moyen Âge. La théologie hussite est directement influencée par un prêtre anglais, professeur à Oxford, Wycliffe. Ce dernier, sans jamais renoncer à ses revenus ecclésiastiques, dénonça les sacrements, la hiérarchie et la richesse de l’Église romaine.

Convoqué à un concile pour s’expliquer, Jean Huss est arrêté, jugé et brûlé en 1415. Loin de calmer les choses, sa mort provoque la révolte des partisans du martyr. Il y a deux courants. Les « calixtins » partisans de simples réformes théologiques, représente ce que l’on pourrait qualifier de courant nationaliste. Ce qui leur importe, c’est de reconquérir leurs droits nationaux niés par la bourgeoisie allemande qui exerce alors le pouvoir en Bohême. Le deuxième courant, celui des radicaux, est d’une autre trempe. Ces derniers, qui ont pris le nom de Taborites [13], recrutent parmi les couches les plus populaires de la société. Ouvriers des villes et ouvriers agricoles, petits nobles et paysans forment l’essentiel des troupes. Pour eux, la révolte armée doit se terminer par le retour du Christ et l’instauration du royaume de Dieu sur terre. Les calixtins effrayés par le radicalisme de leurs alliés les affrontent et les défont lors de la bataille de Lipan en 1434. Tabor ne fut réduite qu’en 1452. Ce dernier acte sonne ainsi la fin de cette révolte. Mais ce n’est pas pour autant la fin de l’irruption révolutionnaire. Sous une autre forme, qui tire la leçon de l’échec de la violence des Taborites, une « Union des Frères » apparaît. Une communauté rurale égalitaire se forme en 1458 dans une petite bourgade de Moravie, Kunwald. Vers 1500, elle aurait compté environ 100 000 membres. Malgré les fondements religieux non-conformistes de celle-ci (prêtres élus par les membres de la communauté, baptême des adultes, refus de la succession apostolique), l’empereur Rodolphe met fin un siècle plus tard aux interdits civils contre les « Frères » [14] .

Le terrain est prêt pour un mouvement social d’envergure. C’est la Réforme. Elle va transformer définitive- ment la carte politique du monde connu, transformation entamée avec la chute de Constantinople aux mains des Turcs, en 1452, et, quarante ans plus tard, la découverte du Nouveau Monde. La Réforme clôt définitivement le Moyen Âge.

Comme en Bohême et tout au long du Moyen Âge on se trouve face à un mouvement qui se divise en deux, une partie veut des réformes théologiques sans avoir l’intention de toucher le moins du monde aux structures de la société, l’autre courant revendique un changement radical. La plupart du temps, cette tendance que Jean Séguy qualifie avec raison de « Réforme radicale » est passée sous silence ou minimisée par les historiens de Réforme. Dans cette période troublée de 1517 à 1535, le mouvement couvre une bonne partie de l’Allemagne d’alors, de la plaine du Rhin jusqu’à Münster en Westphalie.

Le printemps 1525 voit la guerre des paysans enflammer l’Allemagne, du sud de l’Alsace à la Thuringe. La crise économique qui frappe cette région est à l’origine de cette éruption sociale. En Alsace, la mémoire de cette époque est encore vivante aujourd’hui à travers l’oriflamme du Bundschuh, un soldat portant un drapeau sur lequel est inscrit Freiheit , liberté. Cette révolte est écrasée dans le sang, d’abord aux limites de la Lorraine à Saverne, puis au centre de l’Alsace à Scherwiller. Il en sera de même en Thuringe et en Forêt- Noire.

De toute cette période émerge un homme. Arrêtons-nous sur sa personnalité, sur celui qu’Ernst Bloch appela le « Théologien de la Révolution » : Thomas Münzer. Né en 1489, il est prêtre de Zwickau en Saxe, il suit Luther lorsque celui-ci se dresse contre Rome, à partir de 1517. Il rencontre dans sa paroisse un groupe d’« illuminés » qui annoncent le retour du Christ. Après que les Turcs auraient conquis le monde (menace réelle à cette époque), les élus se soulèveraient et détruiraient les impies et le millénium commencerait.

Münzer reprend à son compte l’idée millénariste et annonce que le croyant habité par Dieu ne peut plus pécher. Il s’adresse alors aux ouvriers et artisans de sa paroisse en détresse économique. Ses attaques contre les richesses de l’Église le font expulser de sa cure. Il s’enfuit en Bohême et écrit un « Manifeste » où il se désigne comme l’outil de Dieu pour purifier la terre. Puis il erre en Allemagne pendant deux ans. Il a traduit la messe en allemand bien avant Luther. Fin 1523, début 1524, il crée la « Ligue des élus » mi-révolutionnaire, mi-millénariste qui recrute chez les ouvriers et artisans. Il tente peu après de rallier les nobles locaux à ses thèses, mais sans succès. Il doit alors fuir de la cure d’Allstedt qu’il occupait depuis quelques mois, et en février 1525 il s’installe à Mülhausen en Thuringe, au centre de l’Allemagne.

Münzer s’engage à fond dans la révolte des paysans qui a lieu dans la région à ce moment-là. Les paysans ne semblent pas se sentir concernés par le millénarisme de Münzer mais font confiance à cet intellectuel pour rédiger la charte de leurs revendications.

La guerre des paysans s’achève trois mois plus tard, à la bataille de Frankenhausen, Münzer est pris et décapité. À la recherche de précédents significatifs dans l’histoire sociale de l’Allemagne, Engels va s’arrêter sur cette période troublée. Dans son ouvrage la Guerre des Paysans paru en 1850, l’ami de Marx va donner à Thomas Münzer un rôle central dans la « guerre des paysans ». Il en fait le prototype de l’intellectuel d’avant- garde, tout en sous-estimant sa dimension religieuse. Mais la mort de Münzer ne sonne pas la fin des troubles.

Simultanément, la Réforme est entrée à Münster en Westphalie où la bourgeoisie mène le combat, soucieuse de se débarrasser du prince-évêque.

Le changement de pouvoir ne suffit pas à satisfaire les plus pauvres. L’anabaptisme [15] pacifique fait son entrée dans la ville en 1533. Son maître à penser Melchior Hoffmann prévoit pour la même année le retour du Christ et l’instauration du Royaume de Dieu à Strasbourg. Ne voyant rien venir, certains membres du groupe décident de donner un coup de pouce. Jan de Leyde et Jan Matthys s’emparent de la cité.

Luthériens et catholiques la quittent alors que de partout des anabaptistes la rejoignent. Début 1534, persuadé d’être l’endroit où le Royaume de Dieu va être établi, le nouveau pouvoir décide de passer à la vitesse supérieure. La communauté des biens est établie, la ville devient un immense monastère.

L’évêque entoure la ville et y met le siège. Matthys sous le coup d’une illumination tente une sortie et se fait tuer. Jan de Leyde, qui lui succède, s’entoure d’un collège de douze apôtres et fait régner la terreur. Il établit la polygamie. Cela va durer un an, les nobles alentour ayant d’autres chats à fouetter. En juin 1535, la ville est prise, les anabaptistes seront liquidés dans un carnage qui durera plusieurs jours. Ce sera la dernière irruption du désir de révolution dans l’Europe nouvelle. Il faudra attendre deux cent quarante ans pour que cette idée renaisse avec la Révolution américaine puis la française.

La description de ce qui s’est passé pendant quelques centaines d’années dans la sphère européenne ne doit pas laisser penser qu’ailleurs il ne s’est rien passé, et que le désir de révolution est seulement européen. Les nombreuses révoltes qui ont parsemé l’histoire de la Chine et de la Russie sont là pour nous le rappeler. Il reste aux historiens du sous-continent indien, de l’Afrique, à faire un travail de recension des événements semblables et de leur arrière-plan idéologique. L’idée de révolution va emprunter aux Lumières le refus de la transcendance. Les hommes sont seuls, et seuls acteurs de leur libération. Mais la forme de cette revendication reste héritière des formes du passé. Donc plus de dieu, plus de messie, mais le Royaume de Dieu est remplacé par le communisme, le socialisme, tel qu’il est conçu par les léninistes, étant la période intermédiaire, le Millénium [16].

La Révolution remplace la bataille finale, l’Armageddon des textes bibliques. Le porteur de cette espérance n’est plus le chrétien de base, mais le prolétaire investi d’une mission historique. Le Livre s’appelant soit le Capital soit les écrits de Lénine, Staline et consorts, soit dernier en date le « petit livre rouge ».

Marx sera celui qui empruntera le plus à la téléologie religieuse, même si cela semble être à son corps défendant. Rétorquant au bourgeois (en tant que collectif) qui déclare que « la mission humaine du prolétaire et donc du prolétariat est de travailler quatorze heures par jour ». Marx avance que sa « mission est de renverser tout le régime bourgeois ». [17] Cela va être la naissance de ce concept de la « mission historique du prolétariat » que les thuriféraires du marxismes vont utiliser comme justification ultime de leurs crimes. Pourtant Marx dans la Sainte Famille , revenant sur les tâches du prolétariat, lui donnera une dimension christique en avançant que « le prolétariat ne s’érige pas en classe universelle de la société car il ne triomphe qu’en se supprimant lui- même et en supprimant la classe adverse. Dans ce cas, le prolétariat aura disparu tout aussi bien que la propriété privée dont il est le produit ». [18] Cette deuxième citation est aussi absente du discours léniniste classique, car elle réclame la disparition de cette classe dont les théoriciens marxistes se font au mieux les porte-parole, au pire les leaders. Nous, libertaires, anarchistes, communistes de conseils ou autres, ce n’est pas parce que nous avons échappé à l’adoration du quintette historique Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao, que pour autant nous échappons aux tendances lourdes ici décrites.

L’espérance de la « révolution » à venir, très présente dans les milieux libertaires, est souvent nourrie par sa prétendue inéluctabilité historique. La misère ne devient supportable que parce que l’on croit que cela ne peut pas toujours durer. Pourtant la lucidité historique devrait nous obliger à renoncer à cette idée.

De façon permanente, la société humaine est bousculée par des irruptions de violence populaire auxquelles se mêlent des revendications révolutionnaires affirmant qu’une autre façon de vivre est possible. Il ne faut pourtant pas oublier que cette société est aussi traversée d’événements terribles qui vont complètement à l’encontre de ces aspirations, même s’ils sont porteurs de l’idée de révolution, comme dans le cas du national-socialisme.

Contester l’inéluctabilité de la révolution ne signifie pas nier sa nécessité. Il est évident que seule une révolution profonde tant dans les structures que dans les têtes, l’un nourrissant l’autre et inversement, peut préserver le monde du chaos à venir, fruit du déchaînement des procès de fabrication. L’inéluctabilité de la Révolution va de pair avec le concept de la fin de l’histoire humaine. Le corollaire à cette idée d’une révolution finale est la création d’un homme nouveau apte à vivre de façon équilibrée. On renoue là avec un fantasme récurrent dans tous les régimes autoproclamés révolutionnaires. U idée religieuse du salut de l’homme n’est pas loin.

Penser que la « Révolution » puisse être autre chose qu’une succession de moments révolutionnaires, périodes jamais définitives, toujours à recommencer, c’est continuer à partager les idées de ceux qui au cours du Moyen Âge se battirent pour l’avènement du royaume de Dieu. Plus grave, à mon sens, refuser de lutter contre une conception religieuse de la Révolution conduit à sous-estimer les difficultés à affronter, tout comme un refus de la permanence de ces difficultés. C’est le vieux débat sur la nature de l’homme qui est en jeu à travers cette question. La « Révolution » est un rocher de Sisyphe.

Pierre Sommermeyer