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L’anticlérical, un surhomme ?
Réfractions N°15 Automne 2005

Il est de bon ton quand on est anarchiste d’être anti-clérical de façon radicale [1]. J’avoue qu’après avoir lu un bulletin paroissial où entre autres choses le curé du coin dit que le mal a pour origine le péché originel et autres fariboles du même genre [2], je ne suis pas loin de partager ce genre d’avis même si cela ne me satisfait pas complètement. L’impression que proclamer « ni dieu ni maître » nous fait passer à côté de quelque chose est tenace. Étant de culture protestante, je suis, au fond, mal à l’aise avec l’anticléricalisme primaire. À ce propos, j’ai été satisfait de lire ce que Daniel Colson disait dans le numéro précédent de Réfractions [3].

En France, terre catholique, les anarchistes issus du protestantisme ont une attitude différente de celles de leurs compagnons venant du monde catholique romain [4]. Je prendrai comme exemple Elisée Reclus, issu d’une vieille famille huguenote. Dans son article intitulé L’anarchie et l’Église, on assiste à une charge d’une rare violence contre l’Église catholique. Mais pas un mot contre sa sœur, la protestante. Sa culture protestante montre d’ailleurs le bout de son nez à travers une citation biblique et la mention suivante « ceux qui ont perdu la foi ».

Il ne s’agit pas pour moi de présenter le courant protestant comme la face acceptable du christianisme, mais de rappeler que la théologie protestante et particulièrement celle du courant réformé considère tout chrétien comme un prêtre à part entière qui n’a nul besoin d’un médiateur pour avoir accès à Dieu. Ce qui expliquerait en partie pourquoi les anarchistes venant du monde protestant, et je pense particulièrement aux frères Reclus, sont si peu diserts sur ce sujet. C’est de cet individualisme protestant que se réclame quelqu’un comme celui que R. Fugler appelle un sociologue libertaire, Jacques Ellul. Pour en terminer sur ce sujet, je voudrais rappeler ce merveilleux film de Bergman, Fanny et Alexandre, où l’on peut voir l’institution ecclésiale luthérienne à l’œuvre. Elle ne le cède en rien aux attitudes de sa consœur romaine. Mais ce n’est pas cela mon propos. Je pense que l’attitude anti-cléricale traditionnelle permet d’évacuer un certain nombre de problèmes auxquels les religions donnent une réponse.

On peut penser que, le jour où la révolution sera faite, ce genre de problèmes sera résolu. Au fond ce type de position relève du credo religieux plus que d’une attitude matérialiste. On peut aussi dire que la religion se saisit des peurs de l’humanité pour asseoir son pouvoir. On entre alors dans un domaine où peu de non-religieux ou d’athées s’aventurent.

Révolution ?

Je ne crois pas à la « Révolution ». Je suis athée de ce point de vue, même si je pense qu’il n’y a pas d’autre solution au désespoir de l’humanité. Je constate que, par-dessous toutes les cultures, préexiste la notion de la fragilité humaine. Nous ne sommes rien du point de vue de la totalité, nous sommes tout de notre point de vue individuel. Nous nous débattons tous dans cette contradiction. De là surgit notre peur de notre mort. La mort, puisqu’il faut bien en parler, concerne aussi nos proches. Même si elle est inéluctable du fait de l’âge, elle est porteuse de douleur, de tristesse, de déséquilibre. Elle peut être porteuse aussi d’horreur ou de haine, quand elle concerne la disparition d’autres humains plus ou moins proches lors de conflits, de guerre ou d’exterminations planifiées. Cette mort peut être créatrice de culpabilité chez ceux qui n’ont pu aider, soutenir, sauver ceux qui y étaient soumis ou même parfois chez ceux qui ont échappé à la liquidation totale. La culpabilité souvent concerne aussi ceux qui ont participé à ces actes de guerre ou d’éliminations massives comme elle peut se manifester chez ceux qui se sont trouvés impliqués dans des accidents ou des meurtres individuels.

À tout cela, à ces peurs, à ces culpabilités, individuelles ou collectives, quelle peut être la réponse « révolutionnaire » ? J’ai souvent l’impression que l’individu libertaire refusant de se poser ce problème se considère comme un surhomme, sans jamais pourtant l’affirmer. Il n’est tout simplement pas concerné par cela. Il pense que tout ce qui est culpabilité, faute, pardon etc. relève du bourrage de crâne religieux. Je pense, quant à moi, que c’est en tentant de répondre à ces questions que l’on peut le mieux lutter contre la « religion ».

Le pardon

J’aimerais m’arrêter quelque instants sur la notion du pardon. S’il y a un terme galvaudé c’est bien celui-là. Pourtant, il n’existe que parce qu’il y a la culpabilité, et derrière elle le mal. (Si la preuve de l’existence de Dieu est une gageure, celle de l’existence du mal est une évidence, il suffit de regarder autour de soi). Anarchiste ou pas, chacun peut être amené à pardonner le mal qu’on lui a fait, mais comment pardonner le mal qui a été fait à autrui ?

Pour Edgar Morin, « pardonner, c’est résister à la cruauté du monde ». Dans un article publié sous ce titre dans le défunt Monde des débats - février2000, il répondait ainsi à Derrida qui avançait que « le pardon, devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible, [..] que la seule chose qui appelle le pardon c’est précisément l’impardonnable, le pardon est donc fou, il doit s’enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l’inintelligible ». Morin refuse cette intellectualisation. Il part de la loi du talion. Pour lui « cette structure archaïque (le talion) demeure très profonde en chacun d’entre nous et tout le problème de la civilisation est de la dépasser ». Il veut faire la différence entre le pardon et la non-vengeance ou la magnanimité.

Pour Morin, le pardon se fonde sur la compréhension de l’autre, on doit comprendre ses raisons et ses déraisons. Il ne s’agit pas ici de continuer à faire une explication de texte ou paraphraser quelque chose qui se suffit à lui-même, il s’agit d’ouvrir des pistes. Devant le crime, quelle peut être l’attitude de celui qui se veut libertaire ?

Punir, soit, mais quand ce crime est le fait d’une collectivité, que faire ? Mettre tout le monde en prison ? Nous devons alors regarder l’histoire. Après la Deuxième Guerre mondiale s’est posé le problème de la faute liée à la grande liquidation, à la Shoah. La réponse a été donnée sous forme d’un procès, les responsables étant pendus. Et alors ? Cela pouvait satisfaire les vainqueurs, mais certainement pas ceux qui avaient participé de près ou de loin et qui s’enfermèrent dans leur silence coupable et culpabilisant. Souvenons-nous qu’une des questions que souleva la génération allemande des années soixante fut : « Papa, qu’as-tu fait à cette époque ? » et que le silence qui répondit joua un rôle important dans la violence du désespoir d’alors [5].

L’Espagne qui vit le jour après la disparition de son caudillo, se construisit aussi sur le non-dit. Qui est coupable ? Personne. Cela fait seulement quatre ou cinq ans que l’on se pose en France la question de la responsabilité nationale dans les massacres coloniaux d’Indo- chine, de Madagascar, d’Algérie et d’Afrique noire. Comme pour l’Allemagne, c’est la responsabilité des dirigeants qui est en cause. Les individus sont irresponsables par nature. C’est bien ce que dit Jacques Chirac quand il reconnaît la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs pendant la dernière guerre. Le pardon n’existe pas, seul l’oubli doit faire son œuvre.

L’ailleurs

Il faut donc se tourner vers l’ailleurs, pour voir le pardon à l’œuvre. Vers ceux que l’on regarde encore comme de grands enfants. Il faut aller en Afrique du Sud et au Rwanda. Dans le premier cas, cinquante longues années d’apartheid ont plongés un pays dans l’idée qu’il y avait des hommes, blancs, et des riens, noirs ou colorés. Dans l’autre pays, des noirs ont coupé la tête d’autres noirs, en nombre, un génocide. Comment sortir de là ? Les vainqueurs et les survivants auraient pu créer des camps et mettre tous les blancs dedans, ou tous les massacreurs à machette. Cela aurait conduit à faire de leur pays respectifs deux énormes prisons, et du métier de gardien, la profession la plus nombreuse.

Une autre voie a été choisie. Celle du pardon. Pas celle de l’oubli, car cette option n’est pas possible. Personne ne peut oublier, ni d’un côté ni de l’autre.

Au Rwanda, le pouvoir a essayé de passer par la justice classique « occidentale ». Procès rapides, condamnations à mort, hormis à travers le Tribunal international, c’est une impossibilité de justice qui est à l’œuvre. Cent mille emprisonnés, la plupart mourront avant d’être jugés du fait de la longueur du processus judiciaire. Le pouvoir décide en 2002 de changer de méthode et de transférer à la justice traditionnelle la charge de régler le problème pour tous ceux qui ont suivi le mouvement. La « gacaca » est à l’œuvre. Pas d’avocats, pas de pro- cureur, la communauté est appelée à témoigner devant des assemblées publiques pour tenter de reconstituer les faits. Les objectifs sont clairs : accélérer les jugements et unir les Rwandais en forçant la réconciliation. Cela ne va pas sans problème. La gacaca a le mérite de confronter bourreaux, rescapés et proches de victimes et de révéler la vérité au grand jour. Ceux qui avouent leur crime publiquement reçoivent parfois le pardon des familles des victimes, d’autres sont condamnés à des peines de travaux communautaires, façon de les réintégrer dans le groupe social.

Auparavant, confrontée au même type de problème, l’Afrique du Sud avait choisi une voie similaire en créant la Commission Réconciliation et Vérité. Cette dernière a siégé de 1995 à 1998 avec un but : « comprendre et non venger » pour favoriser « l’entraide frater- nelle et non la victimisation ». Créée par Nelson Mandela, animée par Desmond Tutu, elle a invité le ban et l’arrière-ban de la société sud-africaine à ses auditions publiques. Il fallait que le bourreau reconnaisse ce qu’il avait fait pour que les victimes, ou leurs familles puissent pardonner. Cette catharsis collective semble avoir fonctionné. Le pays n’est pas devenu plus juste pour autant. Il y a toujours des pauvres et des riches, des gouvernants et des gouvernés. Mais le cauchemar de la guerre civile a été écarté.

En été 2005, un rituel de ce type a eu lieu en France, au Larzac. Les familles des leaders kanaques assassinés en 1989, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, se sont retrouvés avec la famille de leur assassin Djubelly Wéa pour une cérémonie de demande et offre de pardon.

À première vue, la dimension chrétienne apparaît, quand on sait qu’en Afrique du Sud cette commission a été présidée par un évêque anglican, qu’au Rwanda l’imprégnation catholique a été plus que présente, tout comme en Nouvelle-Calédonie pour ce qui concerne l’influence protestante. Pourtant, il suffit de gratter un peu pour s’apercevoir que se sont fait jour, à travers ces processus, des rituels traditionnels qui ont peu à faire avec une quelconque religion révélée.

Il faut reconnaître que même un tenant de l’anarchisme peut avoir peur, être seul, se tromper, faire le « mal », etc. Il faut reconnaître que rien dans notre philosophie libertaire n’apporte une réponse rituelle à ces problèmes. Ce n’est pas que nous manquions de ces rituels, mais ils concernent seulement la pratique politique. De la manif à la réunion, de la distribution de tracts aux congrès, ils sont légions. La solidarité financière ou anti- répression existe. Elle est bien ritualisée. Mais quand je suis seul, quand j’ai peur, où puis-je aller ?

Combien de nos camarades ont-ils « choisi » leur mort, car semble-t-il il n’y avait plus de place pour leur vie ?

Il faudrait avoir le courage de reconnaître que l’anticléricalisme que nous affichons, que notre « ni dieu ni maître » est quelque chose de lié aux deux ou trois derniers millénaires, qu’il y a une histoire de l’humanité bien plus vieille et qu’il faut peut-être chercher là aussi des règles du vivre ensemble.

Pierre Sommermeyer