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« Les ruines d’Auschwitz ou la journée d’Alexander Tanaroff »
Préface au livre de Thierry Guillabert

Je n’y suis pas allé. L’auteur de ce livre y a été. Pas moi. Pourquoi lui et pas moi ? Faut-il répondre ? Peut-être. Au fond la question se pose à chacun d’entre nous. Lui y a été et il revient avec ce livre. Je n’y ai pas été et je vous parle de ce livre. Alors ?

La réponse gît dans la tête de chacun d’entre nous avant même d’y aller. Qu’avons-nous en nous qui nous pousse à y aller ou à refuser d’y aller ? Il y a ceux qui y ont été, certains pour savoir, d’autres nombreux parce que c’était au programme. Il y a ceux qui n’y ont pas été, certains parce que cela ne leur était pas nécessaire, la plupart parce qu’ils s’en foutent.

Et là s’installe alors parmi nos interlocuteurs comme un malaise, une envie de se justifier ou de botter en touche. Parce qu’au fond la plaie reste ouverte. Je fais partie de ceux qui pensent qu’elle restera ouverte à jamais, pour notre bien. Si nous la fermons, si elle se cicatrise elle fera alors partie de notre histoire, de notre passé. Ouverte elle est un de nos futurs possibles.

Après avoir lu ce livre je n’ai plus besoin d’y aller si jamais j’en avais eu l’idée. Dire merci à Thierry, je ne peux pas. La plaie ouverte vient de s’envenimer à nouveau, elle refait mal. Mais quelle idée a-t-il eu de me demander, gentiment qui plus est, de faire cette préface ? Pourquoi moi n’y suis-je pas allé, ce jour du début 1943, où dans le train qui va vers Lyon, un feldwebel inspecte les wagons à la recherche de jeunes gens qui tentent d’échapper au STO ? Je lui souris, petit enfant tout blond sur les genoux de ma mère, à côté de mon père, tous les deux munis de faux papiers. Je dois lui faire penser à son enfant à lui, celui qu’il a laissé au pays. Il passe et nous aussi. Le grand voyage ne sera pas pour cette fois-là.

Thierry nous parle de lui à Auschwitz et du fantôme de Sacha Schapiro qu’il y croisa. Thierry nous parle de Sacha Schapiro et de lui même en tant que fantôme. C’est en hiver que l’ont mené ses pas en ce lieu symbole du vide, noir. Il valait mieux. Qu’aurait donné le même voyage en été, quand il fait beau, que les oiseaux chantent, que les arbres ont des feuilles. Aujourd’hui, à cet endroit, quelque soit la période, l’odeur a disparu. Cette odeur de chair brûlée qui rappelait à tout vivant son avenir. L’horreur aurait-elle été moins forte ou plus horrible encore, je ne sais et je n’irais pas voir. Mais été ou hiver, soleil ou pluie, la même question demeure, pourquoi ? Le comment, nous le savons fort bien. Ce n’est une interrogation que pour ceux qui contestent les chiffres afin de tout remettre en question. On a le droit de poser des questions disent-ils. On a la liberté d’interroger vos sources rajoutent-ils, nous sommes dans un pays libre ! Et oui devant l’horreur même les chevaux renâclent.

La seule question qui vaille est pourquoi ? Auschwitz en focalisant tous les regards permet de ne pas les poser ailleurs. Ce n’est pas à Auschwitz que les décisions ont été prises. C’est en Allemagne que ce le fut. Et c’est dans les pays autour que l’acceptation de l’innommable y concourut.

Les historiens s’accordent pour considérer que la conférence de Wannsee qui a lieu le 20 janvier 1942, dans la banlieue de Berlin et qui ne durera que 85 minutes signe le début de la « solution finale ». Ce n’est en fait que le moment où les autorités nazies, et ce au plus haut niveau, vont formaliser ce qui a déjà commencé sur le front oriental. Ce n’est vraiment que le début d’un processus qui a débuté en France en 1886. Cette année-là Édouard Drumont, journaliste et polémiste publie son livre La France juive qui marque le début de l’antisémitisme. C’est sur le socle de la judéophobie que se propage cette peste. Proudhon, Bakounine, ou Marx, ne pensent pas qu’il suffit de se débarrasser du « juif » pour libérer le monde de l’oppression. Cette idée funeste est le fondement de l’antisémitisme. Ces trois là ne font qu’exprimer l’antijudaïsme latent depuis les origines de notre civilisation judéo-chrétienne . A Wannsee, il s’agit d’autre chose. Sur les quinze personnes présentes il y en a huit qui sont titulaires d’un doctorat. Pour eux il va s’agir de faire les choses proprement. Est parvenu jusqu’à nous le compte rendu des discussions qui y eurent lieu, augmentée par la suite des détails donnés par un des participants, Eichmann . Nous sommes face à une bureaucratie tatillonne qui veut bien liquider les juifs mais dans les formes. En effet qui est juif, comment définit-on cette appartenance ? Faut-il seulement un père et une mère juifs, ou l’un des deux et ceux qui ont un grand-père ou une grand-mère juif ? C’est la question des Mischling, des métis. Elle avait été pourtant réglée dès 1935 par les lois de Nuremberg. Si elle revient sur le tapis, c’est bien pour montrer la minutie du travail élaboré dans cette grande villa au bord d’un magnifique lac. Mais qu’en savait Sacha Tanaroff, rien évidemment l’aurait- il su que cela n’aurait rien changé à son sort. Notre auteur note avec justesse que Sacha n’était plus qu’un mort vivant depuis la Retirada espagnole. Le gouffre qui l’enfouit ne le concerne pas directement. Qu’il ait été anarchiste, internationaliste bien sûr, n’a alors aucune importance. En ce qui le concerne c’est juste le fait qu’il lui manque un petit bout de peau à son pénis. Il est juif. De façon industrielle ou à la petite semaine, par fournées entières ou par files indiennes, un par un, des millions de juifs ont été effacés par d’autres hommes et femmes. Il faut quand même se poser la question du comment.

Qu’un humain en tue un autre, je peux le comprendre sans pour autant l’accepter. Qu’au cours d’une guerre cela se répète, c’est dramatique, horrible, mais bon c’est la guerre, mon brave monsieur, ma brave dame ! Que des hommes en tuent d’autres quotidiennement comme on va au travail, là j’ai du mal.

En haut lieu, les autorités avaient décidé de quotas d’exécution. La machine se mit en branle et à trois reprises des demandes, venant de la base, d’augmentation de ces quotas furent acceptées. Des bureaucrates faisaient entrer des individus dans une pièce, prise de photo d’identité et puis dans la pièce suivante une balle dans la nuque. Photo, balle, photo, balle, répétez après moi photo, balle, photo, balle. Là je dois dire que je m’égare. Je confonds. 200 000 personnes furent pris en photo + une balle. Mais ça c’était au pays des conseils socialistes, celui du communisme réellement existant, qui au fond avait un retard industriel frappant. Les nazis avaient eux dépassés ce stade là. Techniquement, ces derniers étaient au point. Je pose la question, je nous pose la question, comment peut-on procéder jour après jour, mois après mois à ce genre de travail puis rentrer à la maison embrasser sa femme et jouer avec ses gosses tout en ayant du sang sur les mains ?

C’est la question que reprend Thierry avec des mots tout simples « derrière les photographies de femmes souriantes, et de jeux innocents, se dévoile la banalité, le quotidien, la vie du S.S. qui tous les jours se lève, se vêt de l’uniforme à tête de mort comme d’autres d’un bleu de travail, embrasse femme et enfants, rêve d’une permission, et part, maugréant peut-être, au boulot où il trie les vivants et les morts toute la journée et parfois la nuit ». Quel mot terrible tu utilises là, mon cher Thierry, la banalité. Faire cela est-il aussi banal ?

Une femme admirable, une « partie à temps », une grande philosophe crée un scandale mondial autour de cette petite suite de mot : la banalité du mal. Elle a nom Hannah Arendt. Elle est envoyée à Jérusalem par le New Yorker suivre le procès Eichmann. Rappelons juste que ce dernier était présent dans cette villa au bord du lac Wannsee.

Juive comme ma mère, comme elle, elle a fui l’Allemagne en 1933, tout comme Henka la compagne de Tanaroff. C’est en écoutant Eichmann qu’elle élabore cette idée. « C’est cette bêtise qui était si révoltante. Et c’est précisément ce que j’ai voulu dire par le terme de banalité ». Cela ne fut pas compris comme cela. Un acteur, Niels Arestrup, présentant à la télévision son dernier film où il incarne le gouverneur militaire nazi de Paris von Choltitz dira « le mal est en chacun d’entre nous ». C’est ainsi que le concept d’H. Arendt est présent dans l’inconscient collectif ce dont elle se défend fortement. Elle dit bien dans ce livre : « Je n’ai absolument pas voulu dire : il y a un Eichmann en chacun de nous, chacun de nous porte en lui un Eichmann ou le diab1e ». Quelques pages plus loin, elle revient là dessus : « C’est cette bêtise [celle de Eichmann] qui était si révoltante. Et c’est précisément ce que j’ai voulu dire par le terme de banalité. II n’y a là aucune profondeur, rien de démoniaque ! Il s’agit simplement du refus de se représenter ce qu’il en est véritablement de l’autre ».

Cette « banalité du mal » est bien commode pour les tenants de l’ordre moral. Elle justifie l’existence de pouvoirs qui disent et le droit et la morale et qui éventuellement punissent. Charlotte Lacoste utilisant l’outil créé pour le livre de Littell, les Bienveillantes, montre qu’il s’applique parfaitement aux comptes rendus romancés du génocide rwandais. De même pour ce qui concerne le génocide khmer. Il suffit pour s’en rendre compte de lire la chronique d’une journaliste de Télérama à propos d’un livre publiant les actes du procès des bourreaux khmer rouges. Elle écrit « ce qu’un homme a fait, tout homme peut le faire - et même à travers lui, ce crime, tous les hommes l’ont commis ».

Cette « banalité du mal » est aussi bien commode pour absoudre par avance les bourreaux quels qu’ils soient puisqu’au fond ils ne sont que des hommes qui ont été jusqu’au bout de leur humanité puisque pour les bourreaux et ceux qui les mettent en scène, l’homme est par nature mauvais. Cette banalité a aussi pour conséquence la totale et incroyable confiance du metteur en scène (écrivain, interviewer ou cinéaste) dans le récit du bourreau, comme si lorsque l’assassin (quel gros mot !) se met à parler il ne pouvait que dire la vérité. Déjà René Fugler dans son article sur ceux qui refusèrent le rôle de tueur de masse sur le front oriental de 39-45 (Réfractions 24) avançait ceci « Alors que le refusant renonce à toute déclaration morale ou humanitaire, le tueur développe un discours de rationalité et de légitimité ».
Revenons à notre héros, mais l’est-il encore. Je n’ose dire notre victime. Le 30 août 1939 paraît la première circulaire puis le14 septembre celle à laquelle Thierry fait référence. Toutes deux seront affichées sur tous les murs. Dessus, il est indiqué que « chaque ressortissant devra arriver au centre muni de quatre jours de vivres, matériel nécessaire à l’alimentation (gamelle ou assiette), fourchette, cuiller, quart ou verre, une grande couverture (à défaut deux petites) manteau, effets chauds, collection d’effets de rechange (notamment linge et chaussures) ».

« Personne ne sait si Alexander se rendit de lui-même à la convocation » dit l’auteur. C’est la question que je posais à mon père qui fit partie du premier rassemblement concernant les hommes de 17 à 50 ans. Voilà la réponse qu’il me fit et qui valait certainement pour Tanaroff : « l’ordre d’internement me concernait, je devais me présenter le lendemain au stade de Colombes. Cela ne concernait pas les femmes, Anna (ma mère) pouvait rester à la maison.
Pourquoi y allai-je ? Il faut se remettre dans la situation de l’époque. C’est un moment très curieux, d’un jour à l’autre tout change. Il n’y a plus aucune garantie, on est complètement dans la main de la police, elle peut faire ce qu’elle veut et elle fait ce qu’elle veut. Il n’y a plus de loi, on passe de la loi à un temps d’exception où le politique n’a plus aucun pouvoir. Dans un moment comme celui-là, il n’y a pas de recours, c’est la police qui commande. Il aurait été difficile de ne pas obéir ».

Mon père fut incorporé dans une unité d’auxiliaires de l’armée française et employé à construire des camps pour les futurs prisonniers allemands (sic). Sacha, ayant 50 ans, fut jugé sans doute irrécupérable et envoyé au camp du Vernet d’où il sortit direction Nacht und Nebel. Sa compagne, Hanka Grothendieck, qui avait fui, fut rattrapée, arrêtée le 1er août et envoyée à Gurs. Un mois avant fin juin 1940, profitant de l’entre-deux, c’est-à-dire le moment de flottement administratif qui suivit l’armistice, ma mère sort de ce camp, rejoint mon père qui a profité de la même situation. Ils fuient ensemble. Pour Hanka, c’est trop tard. Elle ne peut pas. Elle arrive pourtant à s’évader du camp de Brens, dans le Tarn le 13 février 1942. Il est probable qu’elle parvienne à rejoindre leur fils, Alexandre, qui a été pris en charge au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire). C’est l’endroit que nous rejoindrons, ma famille et moi un an plus tard. Sacha est déjà mort, mais qui le sait ?

Le Chambon-sur-Lignon est un endroit qui dérange tout le monde. Les révolutionnaires de toute obédience comme les fascistes. Sur ce plateau du Vivarais, à 1000 mètres d’altitude, des paysans, des villageois, dans le silence le plus total, fidèles à un passé lointain, huguenot, accueillirent et protégèrent des milliers de juifs pourchassés. Organisés autour d’un petit groupe de pasteurs et de laïcs, objecteurs de conscience et non-violents, ils tinrent bon face à la barbarie nazie.

C’est donc là que le fils et la compagne d’Alexandre Schapiro Tanaroff survécurent.
Si Alexandre Grothendieck fut un fantastique mathématicien, titulaire de la médaille Field, il fut aussi le créateur du premier groupe écologiste radical et non-violent. Voici ce que l’on peut lire sur un site web où l’on trouve les fac-similés de sa revue Survivre et vivre.

« A partir des numéros 15-16, la revue poursuit sa mue et s’éloigne de l’écologie, avec la critique de l’« écofascisme » et de l’écologie technocratique. Le numéro 16 entame une critique réflexive, qui conduit les auteurs de la revue à refuser désormais toute place assignée par l’« écosystème bureaucratique », à affirmer une idéologie complètement libertaire, contestant toute hiérarchie et toute forme de contrôle. Ce numéro sonne en quelque sorte le glas d’une critique « informée » de la science et de l’écologie pour élargir la contestation à une forme d’expression sociale touchant à tous les domaines de la vie ».

En revenant d’Auschwitz, Thierry Guillabert nous raconte tout cela et encore plus. Nous savons exactement ce qui s’est passé là, en cet endroit et ailleurs. Nous savons tout, minute par minute, point par point. Cela suffit-il pour comprendre ? Je ne le pense pas. Comprendre quelque chose c’est à terme l’archiver. Je pense qu’il faut laisser la plaie ouverte. La « question juive » est unique. Un sociologue polono-britannique, Zygmunt Bauman, avance ceci : il y a deux façons de nier ou de sous-estimer l’importance de la solution finale :
 en faire un moment particulier de l’histoire juive, cela les concerne et pas nous (les non-juifs). - en faire un moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité : nous avons compris la leçon donc cela ne se reproduira pas.

Il y a bien une solution, c’est celle qu’on montré les habitants du Haut Vivarais, désobéir.
Thierry est allé à Auschwitz, il en est revenu avec ce livre. Je n’y suis pas allé, certes, mais nous avons le même questionnement. Pourquoi, comment et demain ? Nous marchons ensemble.

Pierre Sommermeyer