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Kropotkine et la Révolution française
 : au sujet d’une réédition bienvenue

ML n°1643 (22-28 septembre 2011)

Editions du Sextant

Russe, prince, géographe, anarchiste, voilà ce que pourrait être, réduite à ces mots clés, la fiche de police de Piotr Kropotkine. Russe, prince, géographe, anarchiste, il fallait être tout cela pour oser se lancer dans l’aventure, et c’en est une que l’écriture d’un ouvrage sur un sujet aussi sensible, comme celui que vous avez entre les mains. Nous allons reprendre ces quatre mots l’un après l’autre et tenter de dresser un court portrait de notre auteur, en le liant chaque fois que cela sera possible au sujet de ce livre, dont nous essaierons par la suite de dégager l’intérêt, et en posant les éléments du débat qui, sur ce thème, a agité le monde des historiens.

Kropotkine est donc né le 9 décembre 1842 à Moscou, dans un pays qui venait, trente années plus tôt, d’entrer en Europe par la victoire sur Napoléon Ier. Les troupes russes ont occupé Paris après avoir remporté avec les Européens coalisés la bataille de Waterloo en juin 1815. Elles ne reviendront dans leur pays que bien des années plus tard. Entre-temps, leur maître, le tsar Alexandre, a imposé à la France, et à son roi, Louis XVIII, l’obligation d’instituer une Constitution moderne. Les officiers russes sont tous, ou quasiment tous, issus de familles nobles où la langue parlée est soit le français, soit l’allemand. Le russe ne sert qu’à la relation avec les serfs. Cette maîtrise du français a comme conséquence la découverte des idées libérales qui à cette époque irriguent la société française. Il faudra peu d’années pour que certains de ces officiers décident de se regrouper pour changer le système russe et tentent, le 14 décembre 1825, un coup d’État qui échoue. La répression se solde par cinq pendaisons et cent-vingt peines d’exil.

C’est donc dans une famille princière que Piotr Kropotkine voit le jour. Elle remonterait aux grands-princes de Kiev, d’avant l’occupation mongole de la Russie (1220-1460). Cette famille réside à Moscou en hiver. Au printemps, elle rejoint sa propriété campagnarde avec les « quarante ou cinquante domestiques qui accompagnaient la famille à Nikolskoïe » 1, à trois-cents kilomètres de là. Tout ce monde, sauf les maîtres, marche à pied. Le premier précepteur de l’auteur est français. Kropotkine écrit : « Un de ses récits sur la révolution de 1789 produisit une profonde impression sur mon esprit 2. » À l’âge de 15 ans, Piotr entre dans une école militaire attachée à la maison impériale, le corps des pages, qui compte environ cent-cinquante élèves, la plupart enfants de la noblesse de cour. Après quatre ou cinq ans, « ceux qui avaient passé les examens de fin d’études étaient reçus officiers d’un régiment […] qu’il y eut ou non vacance de poste » 3. Les principales matières qu’il étudie sont les mathématiques, la physique et l’astronomie. Attiré par la philosophie, il passe de nombreuses nuits à dévorer les auteurs français dont les œuvres sont interdites en Russie, mais qui malgré tout sont présentes dans la bibliothèque du mari de sa sœur. Chaque année l’été s’écoule dans un camp hors de Moscou où l’exercice militaire, quoique honni par tous, occupe la majorité du temps.

C’est là que Kropotkine apprend l’arpentage dont il dit : « Si je devins plus tard explorateur en Sibérie, ces exercices d’arpentage en furent les causes déterminantes. » En juin 1862, après les examens, passés devant l’empereur, comme ses camarades, il est nommé officier. Devant eux, le tsar prononce alors ces paroles : « Si l’un de vous venait à manquer de loyauté envers le tsar […], il serait traité sans la moindre commisération. » Quelques jours plus tard, le même souverain le laisse partir en Sibérie en lui disant : « Va, on peut être utile partout ! »

À cette époque, cette immense région vient d’être annexée par la couronne russe. Pour toute cette jeunesse dorée, elle représente la nouvelle frontière. C’est la période des réformes. Un an auparavant, le tsar a aboli le servage. Dans la foulée de ce désir de changement, la Sibérie représente la région en pointe pour ces réalisations. C’est là-bas que Kropotkine fait ses premières armes d’administrateur. Ces espérances se fracassent en 1863 sur l’échec de la révolution polonaise et sa répression sauvage. Il écrit à cette occasion : « Une révolution doit être dès ses premiers débuts un acte de justice envers les maltraités et les opprimés et non une promesse de faire plus tard cet acte de réparation. » La réaction russe revient alors en force, le temps des réformes est terminé. Libéré de ses fonctions, il profite de la situation pour parcourir cette région qu’il traverse de part en part, à cheval, jusqu’au Pacifique. Cette traversée lui permit, dit-il, de « découvrir la clé de la structure des montagnes et des plateaux de Sibérie ». Si, à partir de ce moment-là, Kropotkine approfondit son métier de géographe, c’est aussi en Sibérie que se mettent en place les prémisses de son adhésion à l’anarchisme : « Je perdis ma foi en cette discipline d’État. J’étais ainsi tout préparé à devenir anarchiste. »

Il faut attendre plusieurs années pour qu’il puisse prendre contact avec le courant antiautoritaire de la Première Internationale. Cela se fait lors d’un voyage en Suisse en 1871. Après Zurich, où il adhère dès son arrivée à l’Association internationale des travailleurs, il rejoint Genève, d’abord séduit par la section locale dirigée par Nicolas Poutine, dont Bakounine dit pis que pendre dans son rapport sur l’Alliance la même année ; il la quitte et rejoint la Fédération jurassienne l’année suivante. Il aide alors James Guillaume dans son travail d’imprimeur éditeur. S’il ne rencontra jamais Bakounine, il en décela rapidement l’influence. Toutes les discussions qu’il a pendant son séjour, toutes les rencontres qu’il fait l’amènent « à comprendre peu à peu que des révolutions, c’est-à-dire des périodes d’évolution accélérées et de transformation rapide sont aussi conformes à la nature de la société humaine que l’évolution lente qui s’accomplit au sein des races civilisées ». Il rentre en Russie en 1873, participe à des réunions clandestines et est arrêté par la police secrète au début de l’année suivante ; puis est emprisonné dans la sinistre prison Pierre-et-Paul où Bakounine l’a précédé de 1851 à 1854. Transféré, malade, dans un hôpital militaire, il s’en échappe le 30 juin 1876. Aidé par des compagnons, il rejoint l’étranger. Il circule beaucoup : en Angleterre, en Suisse, en France, et encore en Angleterre. En décembre 1882, il est arrêté en France et emprisonné à Lyon. Procès avec d’autres anarchistes, condamnations qui soulèvent l’indignation qui va entraîner la grâce. Libéré, de retour en Angleterre, il publie un livre sur les prisons françaises. Le prince anarchiste va jouer un rôle important dans le mouvement anarchiste. Il va développer un fort sentiment anti-allemand dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale et prend parti pour la guerre contre l’Allemagne au désespoir de ses amis. Kropotkine ne rentre en Russie qu’au milieu de 1917. Le dirigeant du moment, Kerensky, lui propose un poste de ministre, offre qui est repoussée.

Un an après, sa joie d’être rentré laisse la place au pessimisme : « L’avenir est noir », écrit-il à un ami 4. Selon le représentant du président américain venu le visiter, le vieux militant se lance dans une attaque en règle des bolcheviks : « Ils ont trompé les âmes simples. » Il ajoute, toujours selon la même source : « Les révolutionnaires avaient des idéaux, Lénine n’en a aucun. » Makhno, peu connu alors, de passage à Moscou, vient s’entretenir avec lui avant de repartir en Ukraine pour les combats que l’on sait. Puis les amis de Kropotkine lui trouvent une maison à la campagne plus confortable que celle qu’il habite en ville. Il meurt le 8 février 1921. Un cortège de cent mille personnes l’accompagne à sa dernière demeure. C’est la dernière manifestation publique anarchiste en Russie. Kropotkine est l’auteur de nombreux ouvrages, dont l’un, l’Entraide, continue d’influencer profondément le mouvement anarchiste, témoin le numéro spécial (n° 23) que lui consacra la revue de recherches anarchistes Réfractions à l’automne 2009.

Le livre que vous allez lire est le résultat d’études approfondies commencées en 1886 en Angleterre. Bien qu’il contienne les dates de début et de fin de la Révolution française, 1789 et 1793, son auteur a décidé de mettre en lumière la période qui a précédé, une révolution n’étant pas un événement sans racines. Il y a en France une suite presque continue d’insurrections paysannes dès l’avènement de Louis XVI. Le pays est alors peuplé de 26 millions d’habitants. La paysannerie en constitue l’écrasante majorité. Elle représente 80 % de la population et ne possède que 30 % des terres. Le reste étant partagé entre la noblesse et la bourgeoisie à part quasiment égale. Paris compte à cette époque environ 600 000 habitants. Ce n’est donc pas un hasard si Kropotkine s’intéresse de près au sort des paysans. C’est ce qui fait en bonne partie l’originalité de son étude. Sa connaissance de la Russie et son expérience sibérienne vont nourrir sa réflexion. À cette époque, la misère est grande. Tout est bon pour se nourrir. Une étude montre qu’alors, bon an mal an, 900 condamnations à mort sont prononcées dans le royaume et que 700 d’entre elles concernent des mendiants 5.

C’est donc dans les campagnes que la révolution commence. C’est de la jonction de cette jacquerie, générale et permanente, avec les désirs d’émancipation de la bourgeoisie que naît la Révolution. Et notre prince russe de démontrer qu’elle va se faire au détriment des premiers. Dans toutes leurs revendications, les paysans réclament le retour des droits communaux éliminés au cours de l’histoire par les nobles. Mais ces droits, volés, extorqués, il faut que le paysan les rachète. On avait pu croire que, lors de cette fameuse nuit du 4 août 1789, les droits des seigneurs avaient été abolis, mais dans les faits il n’en fut rien.

Kropotkine donne à lire le texte de la loi féodale du 1er mars 1790 qui énonce un certain nombre de servitudes auxquelles les paysans restent soumis 6. Il revient, cent pages plus loin, sur le même problème. Quelles sont les raisons profondes de cette insistance ? Probablement l’opinion affichée par les populistes russes que les formes primitives de l’organisation paysanne peuvent porter en germe celles du communisme à venir. Cela n’est pas sans rappeler le dialogue entre Karl Marx et Vera Zassoulitch 7 à ce propos. Cette dernière est déjà une amie de Kropotkine, rencontrée à Genève en 1872, quand elle correspond en 1881 avec l’auteur du Capital à propos des formes primitives « révolutionnaires » de la commune rurale russe et de leurs importances dans une possible révolution ; ce qui est pour elle et pour ses amis « une question de vie ou de mort » 8. Cette problématique à laquelle Kropotkine tint tant n’a pas frappé autant les mémoires que la décapitation du roi et la période de la Terreur avec Robespierre.

Les révolutions n’étaient pas choses nouvelles : peu avant la France, les États-Unis étaient nés en jetant par-dessus bord des paquets de thé et en boutant les forces anglaises hors de chez eux. C’était en 1776. Un siècle avant, en Grande-Bretagne, un roi fut même décapité, mais tout revint en place, et les rois se sont succédé sans interruption jusqu’à aujourd’hui. Ce qui se passa en France pesa d’un autre poids. Kropotkine fait de l’exécution de Louis XVI un moment pivot. Son appréciation frise l’exaltation, il est loin de l’analyse matérialiste quand il dit à propos de cet événement : « Un des principaux obstacles à toute régénération sociale de la République n’existait plus 9. » En restant dans ce registre, on peut noter que Lynn Hunt, universitaire américaine, spécialiste de la Révolution française, avance que l’on « pouvait relire la révolution française à partir de la notion freudienne de “ roman familial ” ». Elle s’appuie sur un des rares textes historiques de Freud, Totem et tabou, mettant en relation l’activité fantasmatique des acteurs de la Révolution avec un récit mythique des origines. Elle établit ainsi une concordance entre le meurtre du père par ses fils qui, après cette transgression, cherchent à compenser leur culpabilité en affirmant que « la force de leur solidarité fraternelle est ce qui résulte au plan politique de la représentation politique du gouvernement révolutionnaire après la décapitation de Louis XVI » 10.

Ce que conteste Alex Raffy, psychanalyste strasbourgeois 11. Pour lui, « le roman familial est une élaboration subjective visant à empêcher la mort du père et sa désacralisation, après avoir constaté que le père réel n’était pas à la hauteur de ses idéaux. Alors que le père du roman familial vient en renfort à la représentation d’un père réel décrédibilisé, Totem et tabou sanctifie le père mort sur lequel s’est créée l’alliance entre frères ». On voit ici à quel point les choses sont inextricablement liées. La Commune (ensemble des sections parisiennes) comme la Terreur et le Comité de salut public vont amener d’autres débats non moins contradictoires.

Quand Daniel Guérin publie en 1946 son ouvrage Lutte des classes sous la Première République, il critique, de fait, les tenants d’une histoire univoque faisant de Robespierre et du Comité de salut public les prédécesseurs de Lénine et des bolcheviks. Pour Guérin, ce n’est pas la pression des armées étrangères qui amena la Terreur mais les contradictions internes à la Première République. Pour Guérin, le grand historien Georges Lefebvre « était devenu le garant d’un robespierrisme qui traduisait la dimension autoritaire et étatique du Parti communiste français » 12.

Quand, après avoir lu Soljenitsyne, l’intelligentsia française entreprend de chercher « ailleurs » les raisons de sa soumission à l’autoritarisme stalinien, un historien, François Furet, publie en 1978 Penser la Révolution française, ouvrage où il se propose de chercher les origines de cette attitude précisément dans cette Révolution française. Il va trouver dans la Terreur, fruit selon lui de la démocratie directe, la matrice du totalitarisme. Il ouvre ainsi la voie au courant libéral conservateur pour qui l’idée même de révolution est porteuse génétiquement du goulag.

Kropotkine ne se doutait pas alors à quel point il avait raison quand il écrivait que « ce qu’on apprend aujourd’hui en étudiant la Grande Révolution, c’est qu’elle fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque ». Il aurait pu encore ajouter que cette histoire sert aussi ceux pour qui toute idée de révolution est haïssable.

 1. Pierre Kropotkine, Autour d’une vie. Mémoires, Stock, 1898, p. 39.
 2. Idem, p. 47.
 3. Idem, p. 72.
 4. G. Woodcok et I. Avakoumovitch, Pierre Kropotkine, le prince noir, Calmann-Lévy, 1953, p. 310 et suivantes.
 5. Collectif, Histoire de la population française, tome 2, PUF, 1988, p. 542.
 6. La Grande Révolution, Stock, 1909, p. 262.
 7. Véra Zassoulitch qui fit feu, en 1878, sur le préfet de Pétersbourg − ce dernier avait fait fouetter un étudiant −, fut acquittée par le jury impressionné par l’opinion publique favorable à l’accusée.
 8. Maximilien Rubel, « Karl Marx et le socialisme populiste russe », la Revue socialiste, n° 11, mai 1947.
 9. La Grande Révolution, Stock, 1909, p. 436.
 10. Selon François Dosse in « Histoire et Psychanalyse : Généalogie d’un rapport ».
 11. Auteur de la Pédofolie. De l’infantilisme des grandes personnes, De Boeck, Bruxelles, 2004.
 12. « Daniel Guérin et Georges Lefebvre, une rencontre improbable ».
Pierre Sommermeyer