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Intersectionnalité, antisémitisme et autres fariboles

Avant d’aller plus loin il convient de dire d’où on part. Deux endroits, deux sites web et plusieurs articles dont je ne peux que conseiller la lecture. En voici donc les titres Intersectionnalité et antisémitisme, L’antisémitisme au sein du Labour et L’antisémitisme dans la classe ouvrière américaine. Ces trois textes sont présents sur le site Golema.net. Il faut rajouter Les Noirs sont antisémites parce qu’ils sont antiblancs un texte de James Badwin et Anti-capitalisme et éléments de l’antisémitisme. Ces deux écrits sont mis en ligne sur le site stoff.fr. Une remarque générale, hormis le fait que tous sont fort intéressant ils sont tous d’origine anglo-saxonne, comme s’il n’existait pas d’équivalent en français.

Plusieurs choses sont à éclaircir d’emblée. Le fait de désigner l’ensemble hétéroclite des gens qui se réclament du judaïsme comme « les juifs » est un problème. C’est-à-dire transformer une pratique en un concept. Faire de la multiplicité une unité, c’est bien ce que firent tous ceux qui au cours des siècles étaient opposés aux juifs. Donc employer ce concept ou cette idée, mais comment faire autrement, c’est en reconnaître la validité. Cette démarche fut poussée au maximum lors du nazisme où fut inventée la notion de demi-juif ou de quart-juif.

L’autre point est de ne pas prendre en compte le concept de judéophobie et de lui substituer celui d’antisémitisme. Pourtant les choses sont dites de façon très claire au début du texte sur Intersectionnalité et antisémitisme. Son auteure, Karin Stögner, avance ainsi les choses pour les négliger après « Le racisme est déjà évident dans le concept d’antisémitisme, invention linguistique de Wilhelm Marr au XIXème siècle, au moment où l’hostilité politique et sociale envers les Juifs — avec à l’avant-scène un concept laïque et pseudo-scientifique de « race » — remplaçait une forme pré-moderne et religieuse de judéophobie ». Je ne connaissais pas cet individu qui semble avoir été d’abord anarchiste. Elu député en 1848 à Frankfurt, il s’oppose à l’émancipation des juifs dans laquelle il voit l’avènement du libéralisme économique. Son principal écrit sur le sujet parait en 1879 La victoire de la judéité sur la germanité. A la fin de sa vie il aurait demandé le pardon des juifs. Karin Stögner oublie ou ignore qu’en France un certain Edouard Drumont publie en 1886 La France Juive. C’est donc bien à la fin du XIXème siècle que l’antijudaïsme devient un problème de société, que la question juive se pose et qu’apparaît l’antisémitisme. L’idée de nation, exaltée par la Révolution française, reprise et revendiquée d’un point de vue tant culturel que politique est mise en danger par l’existence des juifs dont on présuppose l’adhésion à un autre projet national. Ce qui va d’ailleurs arriver pour les mêmes raisons et aux mêmes moments avec le projet sioniste.

Dans les textes qui nous intéressent, et particulièrement dans celui qui pose la question de l’intersectionnalité des luttes c’est la judéophobie qui remonte à la surface. Le fait qu’elle soit qualifiée d’antisémitisme ne doit tromper personne. Ce qualificatif excluant est utilisé car aujourd’hui critiquer les juifs est considérer comme une suite du nazisme, donc comprenant une marque de culpabilité. Il faut revenir aux raisons de la judéophobie. Elle est la base sur laquelle s’est construit l’antisémitisme. Les plus anciennes traces de cette haine datent de bien avant le christianisme. Elles sont dues à au moins trois sortes de comportement de la part des juifs que l’on va retrouver tout au long de siècles jusqu’au XIXème. L’affirmation d’un seul dieu. Dans un monde polythéiste où le passage d’une divinité à l’autre ne pose pas de problème, cette conviction est mal reçue ! Le respect d’une stricte façon de se nourrir empêche le partage collectif de la nourriture, de même le suivi de normes calendaires impératives dont le shabbat. Enfin l’obligation d’apprendre à lire et à commenter les textes sacrés a pour conséquence une éducation culturelle collective qui dans un contexte général peu ouvert à ce genre de pratique passe mal. Ces trois faits suffisent à mettre à part les juifs. Les puissants du moment ne peuvent qu’en prendre ombrage, que ce soit l’Eglise qui y voit une concurrence, les lettrés de même et enfin le pouvoir temporel qui a besoin de ce genre de savoirs pour fonctionner. Tout ce monde va charger cette minorité de la responsabilité de toutes leurs incapacités. Rapidement la société moyenâgeuse va rogner les ailes de ces empêcheurs de tourner en rond. Au point que le concile de Meaux-Paris – vers 850 – interdira, entre autres choses, aux juifs de posséder des esclaves chrétiens et, plus généralement, de faire commerce des esclaves.

Dès lors le juif industrieux par nature (?) ou par obligation va endosser toutes ces fonctions honnies si bien décrites par James Baldwin. « L’épicier était juif […] Le boucher était juif […] le prêteur sur gages était aussi juif […] Les boutiquiers de la 125e rue étaient juifs, etc. « Voleurs », je me disais, « tous des voleurs ! » Et je savais que j’avais raison, et je n’ai pas changé d’avis. Mais je ne sais vraiment pas si tous ces gens étaient juifs ou pas ».

Tout cela fait que dans les mouvements actuels la place des juifs est sujette à caution, « d’anciennes camarades juives de la Women’s March on Washington ont été contraintes de se retirer […] Des résistances ont émergé en réaction à l’exclusions de personnes juives des initiatives queer et féministes telles que la Women’s March ou Black Lives Matter ».

Les raisons de ce raidissement sont abordées par l’auteure dans un paragraphe au titre révélateur La blanchité et les Juifs. Paragraphe qu’il est possible de résumé ainsi : les juifs sont-ils des blancs comme les autres ? J’aimerais avant d’aller plus loin sur cette question avancer ceci. Il suffit aujourd’hui d’avancer dans quelque situation que ce soit la présence du juif pour que tout soit bousculé. Au fond il a suffi qu’un type se réveille un beau matin en s’exclamant « Oh la classe ! » pour que le monde se trouve en pleine luttes de classe, qu’un autre déclare que tout est relatif pour que la relativité devienne une base de la science moderne, ou encore qu’un autre dans une ville où coulait l’or et le miel déclare « Mais c’est le ça ! » pour que tout le monde se pose la question de l’inconscient. Enfin je terminerais par la constatation incontournable. Les juifs sont responsables du naufrage du Titanic ! Iceberg c’est pas un nom juif ?

Donc revenons à la couleur de peau du juif. Il est blanc. Oui certes, mais quel blanc ? S’il est comme les autres blancs il bénéficie du privilège de la blanchitude. C’est un problème, car « la « blanchité » comme l’opposition « privilégiés/non privilégiés » est au cœur du concept de racisme qui prévaut aujourd’hui dans les discours universitaires ou dans la pratique politique intersectionnelle ». S’il n’est pas blanc qu’est-ce que ce privilège ? Revenons à sa couleur de peau. Sans aucun doute les juifs originaires des pays de l’est européen sont blancs, les aschkenazes donc. Ce sont eux qui ont essentiellement émigrés aux USA à la fin du XIXème et au début du XXéme siècle. Ils formèrent alors un lumpenprolétariat blanc particulièrement nombreux et organisé dans l’industrie textile. Les juifs originaires du Maghreb comme du Moyen-Orient, dit sépharades, ressemblent aux autres habitants de ces régions, sont-ils alors blancs, et que dire des Falashas, ces juifs noirs éthiopiens réfugiés en Israël et victimes là d’un racisme déclaré ? On voit toutes les limites du concept de privilège blanc. On ne peut qu’être d’accord avec l’auteure qui dit « Tant que ce cadre est appliqué à la société majoritaire blanche, il permet de rendre visibles les structures de pouvoir enracinées. Appliqué à la minorité juive, il peut en revanche déboucher sur une confirmation de stéréotypes antisémites, comme l’influence excessive des Juifs dans les affaires, la politique et les médias. Les Juifs apparaissent comme les super-blancs. » et qui ajoute « l’effet de l’application du cadre de la blanchité à la judéité fait office de confirmation : « J’ai toujours pensé que les Juifs avaient tout ce pouvoir et tous ces privilèges – et regardez, j’avais raison ! ».

Tout ce qui précède confirme mon assertion, le juif trouble le jeu. Il oblige à reconsidérer les divisions de couleurs, les affirmations d’essentialisation : Les noirs, Les blancs, Les jaunes, Les femmes etc. C’est ce que dit Karin Stoger bien mieux que moi « Dans ce contexte, les Juifs ne représentent pas une identité étrangère et/ou hostile, mais plutôt une antiidentité, c’est-à-dire la dissolution des frontières fixes des identités collectives et culturelles ». A ce moment-là l’intersectionnalité prend en effet un tout autre sens qu’un sens militant excluant, catégoriel. Ce qui peut sembler étonnant est le retour dans ces articles de l’Ecole de Frankfurt, dont les principales têtes parvinrent à fuir l’Allemagne nazie et se réfugier aux Etats-Unis. Ce qui est aussi étonnant dans tous ces articles c’est l’absence de référence au courant libertaire qui fut conséquent en cette même région du monde. Si K. Stogner affirme que « Les idéologies sont donc clairement intersectionnelles » elle n’en démontre pas la réalité. Il suffit à quiconque d’ouvrir l’Encyclopédie anarchiste dite de Sébastien Faure pour se rendre compte à quel point l’anarchisme est intersectionnel, mais pour ce faire il faut passer par-dessus l’impensé marxiste qui consiste après avoir laminé les courants libertaires à nier leurs héritages.

Pour terminer je voudrais revenir sur une donnée qui me semble être absente de la pensée intersectionnelle tant elle est prisonnière d’une certaine rationalité. Dans les caractéristiques de la judéophobie je notais la prétention juive à croire en un seul dieu. Ce fut en fait la naissance réelle du monothéisme tel qu’il fut de fait adopté par les religions du livre dans leur diversité. Donc je me pose la question suivante. Comment adopter un mode de pensée intersectionnel tout en gardant la foi en un UN ou UNE au-dessus ou en nous ? Comment conjuguer la rationalité et la foi en un ou une autre ? A ce moment-là de la réflexion ne faut-il pas revenir aux juifs dont une bonne partie est athée ? Encore eux ?

Pierre Sommermeyer