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La question ukrainienne

Mars 2023. La guerre aux confins européens dure maintenant depuis plus d’un an. Il est temps de faire le point pour nos lecteurs. Au premier janvier on dénombrait 1600 tanks détruits ou capturés. 251 véhicules blindés de combat détruits ou capturés, 650 véhicules de transport de soldat blindés ou pas détruits ou capturés, 67 avions touchés, 63 avions abattus et ainsi de suite. Une petite leçon de vocabulaire maintenant, Canons Césars, Char AMX, Drones, Défense Patriot, Obusiers, Lance-Roquettes Himars, missiles, fusées etc etc. Le chiffre des victimes ? Merci de rester correct ! L’Ukraine, pays où on rencontre tous ces termes, est devenue un fabuleux champ d’expérimentation tant pour l’utilisation de toutes sorte d’armements que pour une remise à niveau des manuels de stratégie.

Le maitre mot de ce qui se passe là-bas est : comment casser le maximum de choses et

accessoirement d’individus sans tout casser.


Notre aveuglement

La guerre a commencé le 24 février 2022. Elle a été précédé au même endroit par la prise de la Crimée et celle du contrôle de deux républiques « auto-proclamés » celles du Donetsk et de Lougansk. Nous n’avons pas pris au sérieux ce qui s’était passé en Géorgie, en Syrie et en Afrique. Comme beaucoup de gens je pensais que le capitalisme consumériste allait prendre le pouvoir de fait en Russie et globaliser le pays comme ce fut le cas dans la sphère euro-américaine et dans bien d’autres pays.
André Markowicz, traducteur incontesté de la littérature russe, avoue ceci dans sa page Facebook : « Le fait que nous avons tous été stupéfaits de nous réveiller en guerre le 24 février prouve simplement que nous ne voyons que ce que nous voulons voir. Et, moi qui parlais de « rhétorique de guerre » et de « bruits de bottes » depuis le début de mes chroniques ici, j’ai été tout aussi stupéfait que tout le monde (sauf les services américains ...). D’un coup, nous sommes passés d’une vie, comme a dit une amie, « d’antan » à une vie autre. Une vie dans la guerre ».

Depuis un grand nombre d’écrits sont parus. Certains émettant un message de solidarité vis-à-vis de déserteurs et insoumis de tout bords, sous formes d’une pétition, d’autres provenant de groupes anarchistes russes, biélorusses ou ukrainiens empêtrés dans une situation intenable. Certains textes envisageaient la possibilité de négociations après avoir tenté de trouver les responsables de la situation. Dernier en date l’article publié par le site Lundi Matin (9/01/2023) relève de la langue de bois militaro-militante la plus classique.

Des anarchistes ukrainiens ont donc pris le parti de défendre leur pays militairement tout en parlant de révolution, d’autres organisent le soutien des populations civiles comme celui des soldats de leur tendance.

Des massacres en masse que ce soit à Marioupol ou à Makiivka, où plusieurs centaines de soldats nouvellement mobilisés auraient été volatilisés par une frappe précise de l’artillerie de fabrication américaine ont eu lieu.

Ainsi il ne s’agit plus d’une simple question d’une guerre se passant à l’est mais d’un problème fondamental posé aux anarchistes comme à tous ceux qui se revendiquent libertaires. La question se pose de la participation à une guerre qui dépasse les notions de lutte pour la liberté, qui devient une lutte pour la survie sous l’afflux de bombes et d’engins de mort de toutes sortes. L’effort militaire de part et d’autre devient un mode de production comme un autre et n’a d’autres fins que sa propre reproduction. Le terrain ukrainien devenant un providentiel terrain de manœuvre, d’expérimentation et de recherche meurtrier. Dans ce maelstrom il faut survivre. Le contexte idéologique du côté russe (un slavophilisme opposé à l’occidentalisme philosophique et la volonté de reconstruire un empire tsariste fantasmé) devrait obliger les libertaires à produire la seule chose qui dans ce chaos criminel peut aider à vivre, c’est-à-dire une pensée libératrice.

Au Kremlin, un mage ?

Lors de l’attribution du dernier Prix Goncourt (2022) [1] le jury s’était écharpé sur la question de savoir s’il fallait ou pas décerner ce prix au Mage du Kremlin1 écrit par Giuliano Da Empoli. Peu enclin à suivre la mode, un livre de plus, un roman en outre sur la Russie, ne m’intéressait pas plus que cela. Puis il advint que cet ouvrage tombe entre mes mains et que je le lus. Pour ceux qui parmi nous comme moi ont cherché à savoir ce qu’il en était de la Russie depuis la révolution de 1917 ainsi que de comprendre ce que ce pays était avant le XXème siècle, le Mage du Kremlin n’apporte rien à la première lecture. Il n’en est plus de même lorsque les gazettes nous apprennent que deux oligarques russes, Pavel Antov et Vladimir Bydanov, en séjour en Inde, ont raté une marche (sic) et en sont morts. Ce « fait divers » avait déjà été décrit pour un autre proche de Poutine dans ce livre. Il faut reprendre, à la lettre, ce que disait Bakounine dans L’empire knouto-germanique quand il parle à propos de la Russie de civilisation Mongolo-Byzantine, qui « déprave complètement la noblesse et en grande partie aussi le clergé russe, et ces deux classes privilégiées, également brutales, également serviles, peuvent être considérées comme les vraies fondations de l’empire moscovite. Il est certain que cet empire fut principalement fondé sur l’asservissement des peuples… ». Cela étant absolument bien illustré par le formidable duo que forment Poutine et le Patriarche Kirill de l’Eglise orthodoxe, deux anciens collègues de feu le KGB.

Ce Mage du Kremlin montre à quel point l’idée d’un empire s’étendant du Pacifique au centre de l’Europe reste vivace si ce n’est fondatrice dans la conception politique du petit groupe dirigeant russe. Pourtant peut on se limiter à une telle analyse politique. Qu’en est-il du pays lui-même ?

La Russie, mais quel pays ?

André Markowicz, toujours lui, déclare que « la Russie a dépensé, aujourd’hui, un tiers de tout son budget dans la guerre. Un tiers du budget national, toutes dépenses et toutes recettes confondues. » Ce qui pose la question, maintenant que les exportations de matières premières, gaz et pétrole, sont sur la pente descendante, de quoi vit le reste du pays dont une grande partie des entreprises étrangères ont vidé les lieux ?

Pour comprendre nous sommes obligés de prendre un peu de recul historique. La Russie nait, à la fin de l’emprise mongole sur ce pays, au début de la seconde moitié du 15ème siècle avec la prépondérance de la ville de Moscou. Jusqu’alors le pays colonisé par les Mongols était exploité à leur profit. A partir de ce moment-là le maitre de Moscou n’aura de cesse que d’établir son autorité totale et incontestée. L’Etat russe se développe en créant le Tchin ou Table des rangs c’est-à-dire l’organisation de l’administration. Dans son effort de centralisation le Tsar empêche la naissance et le développement d’une classe bourgeoise. Les villes qui sont les lieux de naissance de cette classe à travers les luttes d’autonomie des cités, avaient été réduites par les Mongols. Seule la religion orthodoxe avait pu survivre à condition de rester cloitrée dans ses couvents. La société russe est divisée en trois parties, la noblesse avec le Tsar à sa tête, l’administration et la paysannerie. Celle-ci est réduite à un état de servage.

Conséquence de cet état, la production agricole reste limitée, sa plus-value servant à financer la marche de l’Etat et le bien-être de la noblesse. La révolution industrielle, essentiellement cotonnière qui ne vit arriver les machines à tisser que vers 1880, se développa à la toute fin du XIXème siècle. Pour se faire l’abolition du servage était incontournable. Elle eut lieu en 1861 mais les terres restèrent propriété des nobles. Certains paysans accédèrent à la propriété privée et formèrent ce que l’on appela Koulaks et ne furent en fait que des fermiers modestes ayant la possibilité de vendre leur production comme ils l’entendaient. Le régime soviétique en fit des boucs émissaires [2] et mis en marche l’étatisation des terres, ce qui au fond ne changeait pas grand-chose avec précédemment. De la même façon l’industrie existante dut se plier aux nécessités des plans successifs. La fin de la parenthèse soviétique vit l’écroulement de la propriété étatique et l’apparition des oligarques qui avaient eut l’idée de s’approprier des pans entiers de l’économie russe. Le retour d’un tsar à Moscou sonna la rentrée de ces nouveaux nobles dans le rang. Se soumettre ou périr, tel fut leur sort.

Ce que l’on pourrait nommer le mode de production russe est très particulier. Nous l’avons oublié, n’ayant pour la plupart d’entre nous jamais réfléchi au-delà du soviétisme et de son discours. Comme beaucoup j’ai cru qu’avec la chute du communisme réellement existant le capitalisme allait prendre la place et comme en Chine étendre son emprise tant consumériste, industrielle que managériale. On remarque aujourd’hui qu’il n’en est rien. La fuite des cerveaux lors de la première mobilisation n’a rien changé. Pour le Kremlin ces gens étaient dangereux, aujourd’hui il ne reste que les vrais Russes !

Ainsi la boucherie peut continuer. Vagues après vagues des hommes montent à l’assaut et meurent quand en face, à peu de distance d’autres tirent et tirent. La guerre s’arrêtera faute de combattants, mais ils sont encore nombreux ceux qui forcés ou volontaires répondront à l’appel du tsar.

Quand donc les soldats arrêteront-ils de se battre et se faisant arrêteront-ils de participer à ce meurtre collectif ? Reste la question posée par cette guerre aux anarchistes et à leurs amis : quelle défense nationale ?

Pierre Sommermeyer Individuel